Le mobilier de style forêt noire
par
Catherine Auguste
ancienne élève
des Beaux-Arts de Paris
designe et décore des cabinets de curiosités |
Banc en bois sculpté dans un tronc, les pieds
supportés par deux ours sculptés
Haut. 96 x Larg. 152 x Prof. 60 cm. Vente aux enchères Fraysse &
Associés, 2005
Des chouettes en console, une ourse et
un son ourson grimpant sur une branche en guise de
portemanteau ou bien deux bons ours supportant l’assise d’un
banc feuillagé… tous ces objets et meubles en bois sculpté
qui nous paraissent un peu kitsch aujourd’hui, semblent
venir tout droit de la Forêt Noire (sud-ouest de
l’Allemagne). Il n’en est rien.
En fait leur origine se situe au début
du XIXe siècle 150 km plus bas dans la région de Brienz qui
dépend de l’Oberland bernois en Suisse. Ici comme en Forêt
Noire, la montagne et la forêt constituent l’habitat naturel
de l’ours et d’autres animaux sauvages qui participent à la
culture et aux figures ornementales locales. Et
l’omniprésence de l’arbre induit une longue tradition
artisanale du travail du bois : on peut ainsi admirer à
Brienz des maisons du XVIIIe siècle ornées de sculpture en
bois qui témoignent de la pratique ancestrale de la
sculpture. Regardons de plus près comment ce style
faussement nommé a émergé. |
La tradition du bois sculpté en Suisse
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Nous voilà donc en Suisse et non plus en Forêt
Noire. Ici la tradition du bois sculpté remonte au XIIIe siècle :
quelques stèles et plafonds décorés constituent les plus anciens
témoignages.
Plus tard aux XVIe et XVIIe siècles alors que
la pratique du décor peint prend le relais de la sculpture, la
région de l’Oberland bernois perpétue la pratique du bois sculpté
sur les façades, les murs intérieurs, le mobilier ou les objets
usuels. Nombreux sont les montagnards qui au cours des longues
soirées hivernales sculptent le bois.
Mais pour que la pratique dilettante devienne
un artisanat lucratif au point de créer un style il faut un
déclencheur. |
Tout commence par…
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Nous sommes au début des années 1800,
dans la région de Brienz les habitants voient leurs
ressources s’amenuiser, il leur faut trouver de nouveaux
revenus. Pour remédier à ces difficultés, le gouvernement
cantonal de Berne incite le tourisme comme mode de
développement économique. Des sites sont aménagés comme les
chutes du Giessbach désormais sécurisées pour la visite. La
navigation sur le lac de Brienz aux eaux si turquoises sont
également un point d’attraction. Les touristes en
villégiature affluent, spécialement des touristes anglais
attirés par les montagnes entre Brienz et Meirigen.
C’est à ce moment que le tourneur sur
bois Christian Fischer (1790-1848) va jouer un rôle
déterminant.
De tourneur il devient sculpteur sur
bois et propose à vente ses objets (bibelots, ronds de
serviette, boîtes, etc.) pour le touriste en recherche de
folklore dès les années 1810. Pour le touriste qui vient de
loin et quand on sait que la circulation était moins aisée
qu’aujourd’hui, un voyage ne peut se clore qu’en ramenant
des objets de la culture locale, preuves du passage,
concrétisations d’une fascination pour cette Suisse
édénique. Les aristocrates anglais montrent l’exemple en
visite à Brienz, Lucerne ou Interlaken où ils achètent
quantité d’objets en bois sculptés en forme d’ours, de
chouette, de chalet, etc.
L’affaire de notre homme Fischer marche
si bien qu’il forme d’autres artisans et fait des émules.
Parmi eux la famille Binder qui comptera jusqu’à une
centaine de sculpteurs. Même le fils Carl Louis Binder ira
se former dans l’atelier de Rodin, ce qui témoigne de
l’importance accordée à ce commerce.
Paire de consoles d’applique à décor en
ronde-bosse de chouette perchée, H. 26 cm
Vente aux enchères Mercier et Compagnie, Lille, 2004
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De l'artisanat à l'industrie
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L’engouement pour les montagnes suisses ira
jusqu’à la construction d’un chalet suisse par la reine Victoria
dans son domaine d’Osborne avec décors et objets sculptés.
Avec les foires internationales de Londres de
1851 et 1859, le bois sculpté de Brienz acquiert une réputation
mondiale. La production devenue insuffisante à la demande
touristique locale et désormais à l’exportation prend des allures
industrielles : en 1868 on compte environ 2000 sculpteurs sur bois
dans l’Oberland bernois dont 1065 actifs à Brienz !
Autre fait révélateur de cette réussite :
Brienz se dote en 1862 d’une école de sculpture et de dessin afin de
former les jeunes apprentis sculpteurs. Apprentissage qui se fait
également à l’extérieur car le parc et les alentours du village
regorgent d’animaux à saisir au crayon avant de les sculpter.
Aujourd’hui cette institution s’appelle l’Ecole Cantonale de
Sculpture sur Bois, unique en Suisse.
Chaise d’enfant avec dossier sculpté à décor
d’ourson et de feuilles de chêne
assise gravé à motif de branche de chêne, Brienz, XIXe siècle,
Haut. 68 x Prof. 32 x Larg. 31 cm
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La production de Brienz
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Les catalogues d’époque attestent de la
richesse de la production
tant en terme de nature d’objets :
- ustensile,
- bibelots décoratifs (boîtes à musique,
pendules, serre-livres, sculpture animalière),
- mobilier (portemanteaux,
porte-parapluies, bancs, chaises, tables) ;
qu’en terme d’ornement : la flore, le
chalet, la chouette, le cerf, l’aigle, les lièvres, les figures,
l’éléphant… mais surtout l’ours qui occupe la place de choix car
il peut mimer de façon humoristique les attitudes humaines.
La production s’adapte à la clientèle
touristique et à l’exportation : l’Américain voudra un aigle
tandis que l’Indien un éléphant. Certains artisans sculpteurs
vont jusqu’à se spécialiser : l’aigle pour Alfred Stälhi, l’ours
pour son frère Johann. Envisagée dans une démarche lucrative et
semi-industrielle peu d’artisans signent leurs œuvres.
Les objets sont travaillés généralement
dans des bois tendres comme le tilleul et la gamme s’étend de la
miniature de quelques centimètres à la pièce de près de 2
mètres. On trouve chez certains antiquaires des ensembles de
mobilier complet avec table, chaises et buffet ou armoire.
Banc aux ours en bois sculpté et peint
Vente à L’Isle-Adam, 2005. |
Et puis...
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La période fin XIXe- 1910 représente l’apogée
de cette industrie du bois sculpté. Son succès, nous l’avons vu,
s’explique par un tourisme accessible à une grande partie de la
population européenne, par l’engouement des paysages de
montagnes et de son folklore et par une démarche rapidement
conduite industriellement.
La première guerre mondiale cause un
effondrement du marché : le tourisme se raréfie comme les
exportations. Les outils et les savoir-faire étant là, les
ateliers se tournent vers la demande pour survivre : c’est ainsi
que les prothèses en bois, les poteaux routiers indicateurs, les
armoiries remplacent les sculptures en bois décoratives. Malgré
un petit boom dans les années 1920, la production du bois
sculpté ne retrouvera jamais ses heures de gloire. Aujourd’hui
la sculpture sur bois de la région de Brienz est représentée par
une quarantaine d’artisans. |
Quelques liens
Les livres
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