Jean-Michel
Frank (1895-1941), décorateur
par
Catherine AUGUSTE
ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
désigne et décore des cabinets de curiosités |
Fumoir de l’hôtel Bisschoffsheim de Charles et
Marie-Laure de Noailles vers 1926. Les murs sont panneautés de
parchemin d’âne ; plusieurs travaux en marqueterie de paille : le
paravent qui entoure le canapé, la console juste derrière et la
petite armoire contre le mur aux motifs rayonnants. Il y a dans cet
aménagement un certain nombre d’éléments que Frank introduira dans
d'autres intérieurs.
Photo tirée du livre de
Pierre-Emmanuel Martin-Vivier
Jean-Michel Frank commence ses premiers
chantiers de décoration auprès de ses amis en 1921. Son travail se
confond beaucoup avec sa vie privée. Le décès de ses frères à la
guerre de 14-18, le suicide de son père juif d’origine allemande en
quête de naturalisation, l’internement de sa mère favoriseront sans
doute sa quête du vide, des intérieurs clairs, de l’élimination du
superflu.
Son milieu et ses fréquentations mondaines lui permettront
l’épanouissement de son style et sa consécration. Ses clients sont
: Charles et Marie-Laure de Noailles, Nelson Rockfeller, Francis
Poulenc, François Mauriac, Pierre Drieu La Rochelle, Lucien Lelong,
Elsa Schiaparelli, Cole Porter… Frank organise pour eux des
lieux propices à la méditation, des lieux où flotte l’étrange luxe
du rien. Son association en 1930 avec les ateliers d’Adolphe Chanaux
marquera une évolution dans son style, un adoucissement de ses
intérieurs. Les menaces de la guerre puis son annonce marqueront un
coup fatal à son travail. Obligé de s’exiler à cause de son origine
juive, Jean-Michel Frank se défenestre en 1941 d’un building
new-yorkais.
Nous essaierons de présenter quelques brides du
« style Frank », précurseur du minimalisme avec son canapé
Confortable ou son vase cubique en verre transparent. Pour en savoir
davantage, nous vous conseillons vivement la lecture du livre
passionnant de
Pierre-Emmanuel Martin-Vivier
qui a consacré une
thèse sur Jean-Michel Frank (voir bibliographie).
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Une juxtaposition de matériaux nobles et ordinaires
Fauteuil en chêne sablé recouvert
d’une garniture de mouton (1925-30).
Frank aime à faire ressortir les veines du bois tant pour le
mobilier que
pour les boiseries d'intérieurs du XVIIIe siècle, laissant
celles-ci brutes
et mates.
Photo tirée du livre de
Pierre-Emmanuel Martin-Vivier |
Comme ses contemporains, Frank attache
une attention particulière aux matériaux. Ses choix se
portent tout autant sur les matières dites nobles
qu’ordinaires et il les associe sans hiérarchie dans ses
aménagements : ainsi la toile à sac peut côtoyer un bois
noble sur un fauteuil.
Parmi les premiers, il utilise le
galuchat pour gainer le mobilier, la paille jusqu’à en
couvrir les murs et les plafonds, le parchemin qu’il
panneaute pour lambrisser les murs. Il choisit le parchemin
d’âne traité à la chaux car il est plus ambré que celui de
veau ou de mouton. Ce sont surtout la paille restée
jusque-là dans le domaine de la tabletterie et le parchemin
qui vont le singulariser.
Le contreplaqué et le chêne qu’il aime
sablé et non ciré sont fréquemment employés. Son mobilier
peut être recouvert de cuir, de soie mais il ne néglige pas
la toile de jute ou les bâches comme la moleskine (coton
couvert d’un enduit flexible).
A ces matériaux il fait subir des
traitements plutôt d’appauvrissement pour servir son esprit
d’ascèse. Il ne cherche pas à exalter la beauté de la
matière ni le savoir-faire ancestral du métier. Quand il
intervient sur le chêne ou des lambris du XVIIIe
siècle, c’est pour le décaper, le sabler à en faire
ressortir les veines et l’amener au plus terne. L’ajout de
cire serait contraire à son goût de la matité. Les bois dits
précieux sont rares et ne sont jamais vernis comme dans les
ateliers traditionnels.
Autre matière : le gypse, le mica, le
graphite deviennent éléments de marqueterie. Quand il fait
travailler Alberto Giacometti pour des appliques, des lampes
ou des bas-reliefs, le plâtre domine. Parfois il est doré
mais jamais il ne brille.
L’esthétique de Frank se
concentre dans une matière sourde, mate qui jamais n’offense
par son éclat. |
Une palette chromatique du blanc au brun
Fauteuil de forme
cubique gainé de galuchat blanc naturel vers 1929.
Quand Frank ose la couleur. |
Deux tonalités dominent : le blanc et le beige.
Le blanc du plâtre et de la chaux, le blanc des plafonds et des
murs, le blanc des lambris, des blancs mats en tout cas. Pour lui,
il s’agit d’une négation de la couleur. Le mobilier et les objets,
si rares, déclinent des harmonies de beige et de bruns avec toutes
les tonalités de la terre : la terre cuite, le parchemin d’âne
moiré, le galuchat teinté brun ou la paille naturelle. Il crée ainsi
des harmonies de blanc, beige et brun.
Il faut attendre les années 30 pour qu’il
introduise par le biais des textiles des tons vifs : du rouge vif
comme garniture de fauteuil, des rayures vert gazon et blanc pour
des rideaux, ou du tissu jaune en décor de trompe l’œil tendu sur
les murs de l’institut Guerlain. Ces décors deviennent plus gais
sans qu’il renonce à ses monochromies blanc / beige.
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Un dépouillement des formes et de l’espace
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Le concept d’ascèse de Frank le conduit à
dépouiller l’habitat du superflu. Dans ses aménagements intérieurs,
il ne laisse que les meubles strictement nécessaires à la vie
courante et fait disparaître tous les ornements et les corniches
visibles. Ses clients sont contraints à renoncer à l’ensemble des
accessoires de vie ou les traces du passé. Ainsi plus rien ne
transpire sur l’habitant des lieux devenus sans histoire. Dans cette
quête du vide, Frank assemble quelques rares objets et meubles
disparates et sans hiérarchie de matières.
Ce même renoncement distingue son mobilier où
les schémas sont très minimalistes comme : la table basse en U
renversé, les armoires, simples blocs sans moulure, gainées de
galuchat ou de paille ou le canapé Confortable, son grand classique,
formé de quatre parallélépipèdes. Les surfaces sont rendues planes,
les serrures, les charnières et les montages sont invisibles.
Parfois seuls les pieds accusent une diagonale ou une courbe.
Pour le mobilier ancien, il choisit souvent de
la décaper et de remplacer les tapisseries par des toiles neutres.
Cette simplicité formelle s’appuie sur une
quête du luxe pauvre : vide des pièces, matité des matières,
juxtaposition d’éléments hétéroclites. Ce qui fera dire à François
Mauriac qui avait confié l’aménagement de son appartement à
Frank en 1931 : « Rien sur les murs, rien sur les meubles ; pas de
couleurs, hors le blanc et le beige. Aucune faute de goût ne semble
plus à craindre : c’est l’esthétique de la sécurité dans le
renoncement. »
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Un exemple de forme élémentaire : l’armoire
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Les ateliers d’Adolphe Chanaux qui travaillent
en sous-traitance pour de nombreux créateurs de renom, matérialisent
les idées de Frank tant dans le mobilier que dans les
aménagements intérieurs dès le début des années 20. En 1930,
Frank s’associe avec Adolphe Chanaux. Les ateliers se consacrent
alors exclusivement à la production de l’œuvre de Frank et de
ceux qu’il fait participer (Alberto Giacometti, Emilio Terry, Paul
Rodocanachi ou Christian Bérard)
Une grande partie des objets fabriqués sont
conçus comme reproductibles à l’infini et leur nombre dépend du
succès commercial. C’est ainsi que l’on retrouve un grand nombre
d’entre d’eux dans les aménagements orchestrés par Frank mais
aussi dans ceux de ces confrères.
Les lampes, les paravents, les sièges, canapés,
tables basses, vases, appliques, etc. sont les modèles les plus
récurrents.
Et nous avons choisi pour illustrer
l’esthétique du dépouillement chez Jean-Michel Frank l’un
d’entre eux : l’armoire vue selon trois modèles.
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Armoire en galuchat
blanc ouvrant à deux vantaux avec pieds cubiques
collection particulière |
L’armoire en galuchat (1921)
La simplicité formelle de cette armoire
et le choix du galuchat, une matière originaire de Chine,
trahissent une référence chinoise.
A la suite d’André Groult (qui avait
vendu ses ateliers à Adolphe Charaux, lui-même fabricant du
mobilier de Frank dans les années 20), il applique sur
ses meubles le galuchat.
Parfois teinté en gris ou brun, il est protégé d’une couche
de vernis pour en garder le ton, ou bien il est travaillé
selon la technique du same-nuri.
Cette technique consiste à laquer le galuchat dans une
couleur déterminée puis à le poncer afin de faire ressortir
la transparence des perles.
L’armoire en galuchat blanc résume
assez bien le concept esthétique de Frank :
-
le dépouillement de la forme, ici un simple
parallélépipède aux pieds cubiques, pas de moulures, pas
d’entrées de serrures, le montage est caché par le gainage
du meuble. Le meuble est une simple caisse.
-
le luxe pauvre par le choix du galuchat, matière
noble et exotique, laissé blanc. Ici la matière est
suggestive et il n’y a pas de nécessité à l’exploiter sur
des formes recherchées.
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Armoire à deux
vantaux reposant sur des pieds à niveaux, marqueterie de
paille aux motifs d’éventail |
L’armoire en marqueterie de paille (1926)
La forme reste radicale et seuls les
pieds montés en télescope proposent une touche décorative.
Le plus marquant est la paille organisée en motifs
rayonnants.
Ce matériau qui était jusque-là réservé à la tabletterie, va
être détourné par Frank avec audace : en 1925 pour la
première fois, il tapisse les murs et le plafond de son
fumoir de la rue de Verneuil de paille blonde verticale.
Il utilisera beaucoup la paille dont il apprécie l’éclat
naturel (encore un matériau pauvre) pour marqueter tables,
paravents, lits ou sièges.
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Armoire à deux
vantaux en gypse et bronze patiné |
L’armoire en gypse (1938)
Des photos la représentent dans le
fumoir de Frank, rue de Verneuil à Paris.
Plus que le marbre, Frank préfère
le mica, le gypse, l’albâtre, le quartz parmi les pierres.
Le bronze patiné et le gypse s’intègre parfaitement dans les
harmonies de beige et de brun qui lui sont chères.
Le gypse plutôt considéré comme une matière pauvre qui
n’émet que quelques rares reflets.
L’armoire en gypse offre un double
témoignage contradictoire :
- celui de la fragilité par le choix
d’un matériau, le gypse, semblant s’effriter,
- celui de la solidité par sa forme
élémentaire, un parallélépipède, et son encadrement
métallique.
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Biographie
Chambre de Jean-Michel Franck dans son appartement de la rue
de Verneuil à Paris.
Les lambris de chêne du XVIIIe siècle qui avaient été
décapés dans les
années 1920 ont été repeints en blanc sur cette photo de
1938.
Le lit est de Paul Rodocanachi, un des collaborateurs de
Franck.
Dans les années 30, le décorateur adoucit son style,
il choisit pour sa chambre ce lit coiffé d’une tête de lit
chantournée et
des pieds balustres, ainsi que des rideaux placés en
baldaquin,
le lit est théâtralisé.
Photo tirée du livre de
Pierre-Emmanuel Martin-Vivier |
1895
naissance à Paris de Jean-Michel, troisième enfant de Léon
Frank et Nanette Loewi. Son père est coulissier en valeurs.
1911
élève brillant au lycée Janson de Sailly, il obtient son
baccalauréat et entame des études de droit.
1914
ses deux frère sont mobilisés pour la guerre, l’ajournement
de Jean-Michel sera renouvelé jusqu’à la fin de la guerre.
Léon Frank se voit refusé sa demande de naturalisation
du fait de ses origines allemandes.
1915
ses frères meurent au front ; son père se suicide marqué par
la mort de ses deux fils et le refus des autorités
françaises de lui accorder la nationalité.
1919
Jean-Michel réformé pour faiblesse et est engagé par l’homme
d’affaires Jean-Simon Cerf ; disposant de moyens financiers
importants, Jean-Michel Frank se lance dans le Paris
littéraire et artistique des années 20 en menant une vie
dissolue.
1920
Nanette Frank brisée succombe à la dépression. Adolphe
Chanaux, futur associé de Frank, rachète les ateliers
de André Groult.
1921
premier chantier avec l’aménagement des intérieurs de Pierre
Drieu La Rochelle ; réalise, la table Chinoise,
meuble gainé en galuchat.
de 1921 jusqu’à 1930
réalise une quinzaine de chantiers dont : l’appartement de
l’éditrice Nancy Cunard sur l’île Saint-Louis (1924), deux
pièces aux murs gainés de parchemin et un salon marqueté de
paille dans l’hôtel de Charles et Marie-Laure de Noailles
(1926), la la bibliothèque circulaire de Anna Letizia Pecci-Blunt,
l’appartement d’Elsa Schiaparelli (1927), mobilier pour le
compositeur Cole Porter (1928), aménagement du penthouse de
Templeton Crocker à San Francisco (1929).
1925
s’installe rue de Verneuil et refait la décoration de son
vaste appartement en décapant les lambris XVIIIe
siècle, marquetant les murs et le plafond du fumoir avec des
brins de paille. Première apparition dans la presse.
1928
sa mère Nanette Frank décède ; première cure de
désintoxication et de repos.
1930
décore de l’appartement de François Mauriac à Paris ; nommé
directeur artistique par achat de parts des établissements
d’Adolphe Chanaux qui réalisaient déjà ses meubles et
certains aménagements ; son travail devient moins
minimaliste avec un élargissement chromatique et une plus
grande référence à l’ancien ; fait la connaissance de
Salvador Dali.
1933
liquidation judiciaire de la société Chanaux & cie avec la
crise économique.
1934
aménage le showroom et la boutique d’Elsa Schiaparelli sur
la place Vendôme.
1935
inauguration de la boutique Jean-Michel Frank rue du
Faubourg Saint-Honoré dont les gérants sont Chanaux,
Frank et divers actionnaires (Elsa Schiaparelli, Charles de
Noailles, Arthur Spitzer, –mari de sa cousine et un des plus
grands banquiers de l’époque,) ; aménage l’appartement de
Jean-Pierre Guerlain, sa boutique de parfumerie place
Vendôme et son institut de beauté des Champs-Elysées ;
décore le showroom du couturier Lucien Lelong.
1936
décore l’immense villa de Raymond Patenôtre sur les collines
de Nice où il supprime la riche ornementation ; aménage
l’appartement de Claire Artaud en intégrant le travail de
tous ceux qui travaillent avec lui (un exemple de son
évolution stylistique depuis 1930).
1938
commande de Nelson Rockefeller à New York : salle à manger,
salon lambrissé de bois blond avec des cheminées de marbre
noir et des consoles de bois doré de Giacometti, groupes de
meubles d’inspiration Louis XV, Louis XVI.
1939
travaille pour la villa de Jorge Born à Buenos-Aires ;
déclaration de guerre, Chanaux & Cie ferme ses portes
définitivement.
1940
quitte la France en juillet pour Buenos-Aires où il ne tarde
pas à reprend son activité auprès de ses relations.
1941
se rend à New York en janvier et se suicide en mars. |
Bibliograhie
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Jean-Michel Frank, l’étrange luxe du rien
de Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, Editions Norma, 400 pages, 2006
Présentation de l'éditeur
Jean-Michel Frank (1895-1941) est une figure mythique des arts
décoratifs. Cousin d'Anne Frank, sa biographie fait de lui un
personnage de roman noir, d'une guerre mondiale à l'autre, du
suicide de son père à Paris au sien à New York en mars 1941. Son
style qualifié de " luxe pauvre " est tout aussi paradoxal que sa
vie, qui s'est déroulée dans une apparente futilité et un certain
mystère, avec des amitiés fidèles pour ses collaborateurs artistes
ou architectes mais aussi pour ses clients, gens du monde, de la
mode ou intellectuels Les contraignant à se défaire de leurs objets,
de leurs tableaux et de leurs tapis, Frank a inventé pour eux des
lieux propices à la méditation et au rêve. Dans ces décors irréels,
son mobilier n'a pas de place assignée. D'une simplicité parfaite,
il présente des affinités avec un néoclassicisme français du XVIIIe
siècle, mais dépouillé de ses ornements, habillé de cuir, de
parchemin, de galuchat, marié au plâtre, à la paille, à la terre
cuite, au graphite, à la toile de jute. Avec élégance, il a cassé
les conventions, nettoyé les lieux de leur histoire. Peut-être
est-ce ce mélange de légèreté et de rigueur, de rêve et de poésie,
ce détournement très actuel des objets et des matériaux qui ont
amené tant de décorateurs et de designers à se réclamer de lui, sans
comprendre souvent qu'une telle œuvre est indissociable de l'être.
Si aujourd'hui ses créations sont recherchées par les antiquaires
internationaux et figurent dans les plus grandes collections,
certaines, comme le canapé Confortable ou le vase en verre cubique,
sont entrées dans l'univers commun, vulgarisées sans que le nom de
Jean-Michel Frank soit cité.
Jean-Michel Frank, Adolphe Chanaux
de Léopold Diego Sanchez, Editions du seuil, 263 pages, 1997
Jean-Michel Frank
de François Baudot, Editions Pierre Assouline, 80 pages, 2004
Entre 1932 et 1940, Jean-Michel Frank a entièrement renouvelé le
vocabulaire des arts décoratifs. Travaillant à Paris, à New York, en
Amérique du Sud, il s'est inspiré du néoclassicisme, de
l'abstraction et des arts primitifs pour donner aux années trente un
style original dont l'élégance lui a valu les suffrages d'une
clientèle élitiste et fortunée. Le nom de Jean-Michel Frank est
devenu aujourd'hui une référence pour les collectionneurs et les
marchands d'antiquités du XXe siècle. Les principes décoratifs qu'il
a élaborés sont à la base du style minimaliste que revendiquent les
décorateurs contemporains.
Les articles de magazine :
Jean-Michel Frank, de Elisabeth Vedrenne,
Connaissance des arts, septembre 2006
Jean-Michel Frank. Cet étrange luxe du
rien, de Pierre Martin-Vivier, L’œil, juin 2003
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