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Eileen Gray (1878-1976) : Une artiste du laque
1/ Emergence d’une passion : le laqueEileen Gray est née en 1878 dans une famille irlandaise aisée
et peu conventionnelle qui partageait sa vie entre Londres et le
domaine familial en Irlande. Son père, peintre amateur, voyageait
fréquemment sur le continent accompagné à l’occasion de sa
fille. Sans doute cela a-t-il suscité ses penchants pour l’art et
son attrait du continent ? Elle s’installa définitivement à
Paris en 1907 à l’époque où les formes organiques de l’Art
Nouveau se démodaient. Les arts appliqués et décoratifs
baignaient dans une période d’incertitude. C’est dans cet
essoufflement que l’on assista à une renaissance des styles les
plus traditionnels du XVIIIe siècle et début XIXe siècle donnant
le répertoire Art Déco : drapés, bouquets stylisés et références
néo-classiques. A la différence des Allemands qui proposaient une
approche pratique, moderniste et démocratique des arts appliqués,
les Français affirmaient leur préférence pour les réalisations
de qualité et des références plus conventionnelles. C’est sur
cette toile de fond qu’Eileen Gray développa son talent sans
affinité avec les tendances rétrospectives de ses contemporains.
Ce fut par une rencontre inattendue qu’elle s’engagea dans le
travail minutieux de la laque alors qu’on ne l’employait guère
pour les meubles. Cette technique subsistait par les travaux de
restauration. Son maître fut le japonais Sougawara, artisan laqueur
venu en France lors de l’Exposition Universelle de 1900 pour
soutenir le laque japonais. Eileen Gray travailla en collaboration
avec lui jusque dans les années 20. 2/ Le laque et la laqueLe laque, au masculin, est le terme désignant
tous les objets ayant reçu l’application de la laque. La laque, au féminin, résulte de
l’exsudation de l’écorce d’une variété d’arbre d’Extrême-Orient.
Cette substance est très nocive et responsable d’irritations
cutanées. La résine est filtrée plusieurs fois de ses impuretés
avant d’être séchée au soleil. La technique témoigne d'une patience
typiquement orientale :
On connaît des objets en laque datant du 1er millénaire avant Jésus-Christ en Chine, la production s’étant fortement développée dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ. Art importé de Chine, les laques japonais font leur apparition au Ve siècle avant Jésus-Christ pour atteindre leur plus grand raffinement au XVIIIe siècle. Leur perfection séduisit l’Occident au point que l’on adopta en France le verbe « japonner » pour signifier laquer ou vernir. A partir du XVIIe siècle, l'Europe connut un
fort engouement pour ce qui venait d'Extrême-Orient. Les « produits
de luxe » de ces contrées lointaines transitaient par différentes
Compagnies des Indes. Les Hollandais furent les premiers à ouvrir
un comptoir en Orient et exporter paravents et autres objets en
laque vers Europe. Les Anglais, suivis des Français, adoptèrent
l’idée de plaquer des feuilles de paravent en laque sur leurs
meubles de luxe. Il s’agissait le plus souvent de laque de Chine
et de Coromandel. Les laques du Japon de très grande qualité, et
donc très chers, étaient réservés au XVIIIe siècle pour les
meubles les plus prestigieux.
3/ Les laques d’Eileen GrayLe travail de Gray montre une grande dextérité
à obtenir des surfaces lisses dans les palettes de noir, de
rouge-orangé. Elle s’efforce d’agrandir le nombre de couleurs
disponibles comme le bleu foncé ou les tons de vert. Mais son
talent se manifeste surtout dans les grandes surfaces de laque non décorées,
sans défaut et d’un brillant particulièrement profond. Par ailleurs, elle développe des techniques
pour réaliser des surfaces à relief, des incrustations de nacre ou
la décoration à la feuille d’or ou d’argent. Elle propose un langage très personnel de motifs : figures allégoriques et motifs symbolistes des débuts aux formes graphiques abstraites de ses paravents noirs. Nous sommes loin des commodes plaquées de laque japonais du XVIIIe siècle français. Au fur et à mesure qu’elle devient plus habile, son esthétique devient moins dramatique et plus légère. Elle donne un véritable coup de fraîcheur aux représentations traditionnelles du laque. En 1913, elle acquiert assez de maîtrise pour
être remarquée au Salon des Artistes Décorateurs notamment par le
collectionneur Jacques Doucet. Celui-ci lui achète et commande de
nombreuses pièces. Son travail trouve une entrée et un soutien
dans la société des collectionneurs français, notamment par
l’aménagement de l’appartement de Madame Mathieu Lévy. A partir de la fin des années 20, elle reprend
des études d’architecture et se lance dans la construction de
maisons. La carrière d’Eileen Gray représente
l'image parfaite de transition des objets exotiques et artisanaux du
début des années 20 à l’architecture et aux meubles expressément
fonctionnels du Mouvement Moderne : de ses premiers travaux
inattendus de laque (objet pour Jacques Doucet) aux meubles de
formes influencées par l’art africain (ameublement de Madame
Mathieu Lévy) en terminant par la simplicité fonctionnelle de ses
derniers paravents au moment où l’architecture prend le dessus
dans son activité. 4/ Quelques travaux de laque d’Eileen Gray
paravent "le destin" et divan "la pirogue"
Paravent « Le destin », paravent
rouge-orange intense à quatre panneaux exécuté en 1914, hauteur
114 cm, L 216 cm, acquis par Jacques Doucet. Il représente un jeune
nu portant un grand personnage enrobé d’une cape. Le dos du
paravent est également en laque avec une composition
tourbillonnante de lignes. L’inspiration est figurative, l’homme
porte-t-il son destin lourdement ? Le personnage entrant sur la
droite semble vouloir l’avertir d’un mauvais choix ? Même
si l’on ne reconnaît plus le laque oriental des XVIIe et XVIIIe
siècles, on retrouve le dépouillement de l’art extrême-oriental.
Divan « La pirogue » en laque
imitant la peau de loutre avec intérieur argenté, réalisée pour
l’appartement de Madame Mathieu Lévy en 1919/1920. Ce lit de
repos en forme de canoë soutenu par douze arcs est sans aucun doute
l’expression d’une élégance extravagante.
Banc en laque marron et assise en cuir (début
des années 20). Gray n’abandonne pas encore la laque mais les
lignes s’approchent d’objets originaux d’Afrique très en
vogue dans les années 20, comme le divan « pirogue » le
suggérait encore plus.
Cabinet de laque exécuté en 1920/1922,
cabinet à douze pieds en laque marron foncé à relief et noir. Sa
forme découpée et arrondie sur la partie centrale lui donne une
grande légèreté malgré sa taille. L’aspect en relief de la
laque montre l’habileté technique de Gray et sa capacité
inventive. (voir la boite cinabre du XVIe siècle chinois)
Paravent en laque noire à cinq panneaux vers
1922/1925 avec décorations géométriques, hauteur 140 cm, largeur
160 cm. Alors que la critique française condamne son travail, elle
obtient l’encouragement et l’approbation des membres du Bauhaus,
du groupe hollandais de Stijl (dont Mondrian est un des chefs de
file) et des modernistes français comme Le Corbusier. Son style
utilise des formes plus géométriques et à une simplicité
fonctionnelle qui reste raffinée.
Paravent en blocs, réalisé vers 1925, blocs
de bois, laqués noirs pivotant sur des tringles en acier, hauteur
197 cm. Ce paravent est l’expression plus abstraite du travail de
Gray ; elle se dégage d’une expression ornementale et
dessine des formes sculpturales. Elle développe cette idée suite
à la demande de décoration de l’appartement de Madame Lévy. Ces
paravents en blocs étaient conçus comme des constructions isolées,
destinées à tenir lieu de murs articulés mobiles. Ils présentent
l’immense avantage d’une légèreté visuelle grâce au jeu des
vides et des pleins. Ils sont un pont entre architecture, sculpture
et meuble. 5/ Repères chronologiques1878
: naissance le 9 août dans le comté de Wexford (Irlande). 6/ Bibliographie
Eileen
Gray de Peter Adam Eileen Gray, Designer and Architect de Philippe
Garner sur le laque voir également la page suivante
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