Eileen Gray (1878-1976) : Une artiste du laque
par Catherine Auguste
ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
designe et décore des cabinets de curiosités |
Le fauteuil dit à la Sirène laqué noir et ivoire d'Eileen
Gray,
longtemps considéré comme pièce unique, il fait en réalité
partie d'un ensemble de six fauteuils.Commentaire
d'un internaute sur cette légende :
En visitant votre site je note que vous présentez le
fauteuil “ Sirène” de Eileen Gray comme faisant parti d’une
suite de six. Ce fauteuil, connu pour avoir appartenu a la
chanteuse Damia, est en quelque sorte le “Prototype” de
l’ensemble de six fauteuils vendus aux enchères (en 2003 ou
2004 ?) decouvert à la foire aux Puces de Mezieres, et dont
la qualité de Laque est bien supérieure a celui-ci.
(Jean de Merry -
http://www.jeandemerry.com/ ) |
1/ Emergence d’une passion : le laque
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Eileen Gray est née en 1878 dans une famille irlandaise aisée
et peu conventionnelle qui partageait sa vie entre Londres et le
domaine familial en Irlande. Son père, peintre amateur, voyageait
fréquemment sur le continent accompagné à l’occasion de sa
fille. Sans doute cela a-t-il suscité ses penchants pour l’art et
son attrait du continent ?
Elle s’installa définitivement à
Paris en 1907 à l’époque où les formes organiques de l’Art
Nouveau se démodaient. Les arts appliqués et décoratifs
baignaient dans une période d’incertitude. C’est dans cet
essoufflement que l’on assista à une renaissance des styles les
plus traditionnels du XVIIIe siècle et début XIXe siècle donnant
le répertoire Art Déco : drapés, bouquets stylisés et références
néo-classiques. A la différence des Allemands qui proposaient une
approche pratique, moderniste et démocratique des arts appliqués,
les Français affirmaient leur préférence pour les réalisations
de qualité et des références plus conventionnelles.
Cabinet de laque exécuté en
1920/1922, cabinet à douze pieds en laque marron foncé à
relief et noir
C’est sur
cette toile de fond qu’Eileen Gray développa son talent sans
affinité avec les tendances rétrospectives de ses contemporains.
Ce fut par une rencontre inattendue qu’elle s’engagea dans le
travail minutieux de la laque alors qu’on ne l’employait guère
pour les meubles. Cette technique subsistait par les travaux de
restauration. Son maître fut le japonais Sougawara, artisan laqueur
venu en France lors de l’Exposition Universelle de 1900 pour
soutenir le laque japonais. Eileen Gray travailla en collaboration
avec lui jusque dans les années 20.
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2/ Le laque et la laque
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Le laque, au masculin, est le terme désignant
tous les objets ayant reçu l’application de la laque.
La laque, au féminin, résulte de
l’exsudation de l’écorce d’une variété d’arbre d’Extrême-Orient.
Cette substance est très nocive et responsable d’irritations
cutanées. La résine est filtrée plusieurs fois de ses impuretés
avant d’être séchée au soleil.
La technique témoigne d'une patience
typiquement orientale :
-
polir
le bois, combler les veines, recouvrir d’une fine soie collée
à la gomme de riz
-
poser
un apprêt sur le bois, généralement une trentaine de couches,
chaque couche devant être sèche avant la pose de la suivante.
La laque ne peut sécher parfaitement que dans une atmosphère
humide et chaude. Le résultat final est une surface
parfaitement plane.
-
ajouter
huile végétale et pigments pour donner la couleur désirée.
La palette de couleurs offerte par la laque est limitée au
noir, aux tons rouge-orange et marron. Le polissage termine
l’opération avant l’application du décor.
On connaît des objets en laque datant du 1er
millénaire avant Jésus-Christ en Chine, la production s’étant
fortement développée dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ. Art
importé de Chine, les laques japonais font leur apparition au Ve siècle
avant Jésus-Christ pour atteindre leur plus grand raffinement au
XVIIIe siècle. Leur perfection séduisit l’Occident au point que
l’on adopta en France le verbe « japonner » pour
signifier laquer ou vernir.
A partir du XVIIe siècle, l'Europe connut un
fort engouement pour ce qui venait d'Extrême-Orient. Les « produits
de luxe » de ces contrées lointaines transitaient par différentes
Compagnies des Indes. Les Hollandais furent les premiers à ouvrir
un comptoir en Orient et exporter paravents et autres objets en
laque vers Europe. Les Anglais, suivis des Français, adoptèrent
l’idée de plaquer des feuilles de paravent en laque sur leurs
meubles de luxe. Il s’agissait le plus souvent de laque de Chine
et de Coromandel. Les laques du Japon de très grande qualité, et
donc très chers, étaient réservés au XVIIIe siècle pour les
meubles les plus prestigieux.
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3/ Les laques d’Eileen Gray
petite table à décors de char en laque corail et noire
bande en laque marron et assise
cuir |
Le travail de Gray montre une grande dextérité
à obtenir des surfaces lisses dans les palettes de noir, de
rouge-orangé. Elle s’efforce d’agrandir le nombre de couleurs
disponibles comme le bleu foncé ou les tons de vert. Mais son
talent se manifeste surtout dans les grandes surfaces de laque non décorées,
sans défaut et d’un brillant particulièrement profond.
Par ailleurs, elle développe des techniques
pour réaliser des surfaces à relief, des incrustations de nacre ou
la décoration à la feuille d’or ou d’argent.
Elle propose un langage très personnel de
motifs : figures allégoriques et motifs symbolistes des débuts
aux formes graphiques abstraites de ses paravents noirs. Nous sommes
loin des commodes plaquées de laque japonais du XVIIIe siècle français.
Au fur et à mesure qu’elle devient plus habile, son esthétique
devient moins dramatique et plus légère. Elle donne un véritable
coup de fraîcheur aux représentations traditionnelles du laque.
En 1913, elle acquiert assez de maîtrise pour
être remarquée au Salon des Artistes Décorateurs notamment par le
collectionneur Jacques Doucet. Celui-ci lui achète et commande de
nombreuses pièces. Son travail trouve une entrée et un soutien
dans la société des collectionneurs français, notamment par
l’aménagement de l’appartement de Madame Mathieu Lévy.
A partir de la fin des années 20, elle reprend
des études d’architecture et se lance dans la construction de
maisons.
La carrière d’Eileen Gray représente
l'image parfaite de transition des objets exotiques et artisanaux du
début des années 20 à l’architecture et aux meubles expressément
fonctionnels du Mouvement Moderne : de ses premiers travaux
inattendus de laque (objet pour Jacques Doucet) aux meubles de
formes influencées par l’art africain (ameublement de Madame
Mathieu Lévy) en terminant par la simplicité fonctionnelle de ses
derniers paravents au moment où l’architecture prend le dessus
dans son activité.
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4/ Quelques travaux de laque d’Eileen Gray
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Paravent « Le destin », paravent
rouge-orange intense à quatre panneaux exécuté en 1914, hauteur
114 cm, L 216 cm, acquis par Jacques Doucet. Il représente un jeune
nu portant un grand personnage enrobé d’une cape. Le dos du
paravent est également en laque avec une composition
tourbillonnante de lignes. L’inspiration est figurative, l’homme
porte-t-il son destin lourdement ? Le personnage entrant sur la
droite semble vouloir l’avertir d’un mauvais choix ? Même
si l’on ne reconnaît plus le laque oriental des XVIIe et XVIIIe
siècles, on retrouve le dépouillement de l’art extrême-oriental.
le paravent Destin et le lit
Pirogue, deux meubles en laque
Divan « La pirogue » en laque
imitant la peau de loutre avec intérieur argenté, réalisée pour
l’appartement de Madame Mathieu Lévy en 1919/1920. Ce lit de
repos en forme de canoë soutenu par douze arcs est sans aucun doute
l’expression d’une élégance extravagante.
Petite table rouge en laque corail et noir, à
décor de chars, hauteur 77,5 cm, longueur 91 cm, profondeur 51 cm.
Ce meuble a été réalisé pour Jacques Doucet en 1915. Le décor
est encore figuratif et tiré de l’ornementation grecque.
Banc en laque marron et assise en cuir (début
des années 20). Gray n’abandonne pas encore la laque mais les
lignes s’approchent d’objets originaux d’Afrique très en
vogue dans les années 20, comme le divan « pirogue » le
suggérait encore plus.
le paravent en laque noire
Paravent en laque noire à cinq panneaux vers
1922/1925 avec décorations géométriques, hauteur 140 cm, largeur
160 cm. Alors que la critique française condamne son travail, elle
obtient l’encouragement et l’approbation des membres du Bauhaus,
du groupe hollandais de Stijl (dont Mondrian est un des chefs de
file) et des modernistes français comme Le Corbusier. Son style
utilise des formes plus géométriques et à une simplicité
fonctionnelle qui reste raffinée.
Eileen Gray a également réalisé
un
paravent en blocs vers 1925. Il s'agit d'un assemblage
de blocs
de bois laqués noirs pivotant sur des tringles en acier sur une hauteur
de 197 cm. Ce paravent est l’expression plus abstraite du travail de
Gray ; elle se dégage d’une expression ornementale et
dessine des formes sculpturales. Elle développe cette idée suite
à la demande de décoration de l’appartement de Madame Lévy. Ces
paravents en blocs étaient conçus comme des constructions isolées,
destinées à tenir lieu de murs articulés mobiles. Ils présentent
l’immense avantage d’une légèreté visuelle grâce au jeu des
vides et des pleins. Ils sont un pont entre architecture, sculpture
et meuble.
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5/ Repères chronologiques
villa E-1027 réalisée par
Eileen Gray à Roquebrune |
1878
: naissance le 9 août dans le comté de Wexford (Irlande).
1900 : premier voyage à Paris à l’occasion de l’Exposition
universelle.
1902 : installation à Paris pour suivre les cours de l’Académie
Julian et de l’Ecole Colarossi.
1905-1906 : découvre au hasard d’une promenade un atelier de
restauration de laque à Londres. S’initie à la technique
japonaise. De retour à Paris, elle se lie avec Sougawara, maître
laqueur japonais. Ils travailleront ensemble pendant des années.
1907 : emménagement au 21 rue Bonaparte à Paris où elle demeurera
jusqu'à la fin de sa vie.
1913 : présente ses laques au Salon des Artistes Décorateurs.
Première grande commande par le collectionneur Jacques Doucet.
1914 : achève son paravent en laque « Le destin »
pour Jacquet Doucet
1917 : premier article, en langue anglaise, sur son travail publié
par Vogue.
1919 : première décoration complète d'un intérieur pour Mme
Mathieu Lévy. Pour cette occasion elle conçoit la chaise longue
« Pirogue ». Création des paravents en briques laquées.
1922 : Gray ouvre, faubourg Saint Honoré, sa propre galerie
"Jean Désert".
1923 : expose au XIV° Salon des Artistes Décorateurs. Son
travail est remarqué par le mouvement De Stijl (avant-garde
hollandaise autour de Mondrian)
1924 : numéro spécial de Wendingen, journal hollandais, sur le
travail de Gray avec des textes de Jean Badovici, théoricien de
l’architecture. Après plusieurs voyages formateurs en compagnie
de Badovici, Eileen Gray décide la construction d’une maison à
Roquebrune dans le Sud de la France qui recevra le nom de E-1027.
1926 : début de la construction de la villa achevée en 1929.
1930 : ferme sa Galerie Jean Désert. Elle se consacre
davantage à des projets d’urbanisme, d’architecture et de
prototypes de mobilier
1932-1934 : construction de la seconde maison de Gray: Tempe a
Pailla à Castellar.
1937 : à l'invitation de Le Corbusier, elle expose un projet de
Centre de Vacances à l'intérieur du Pavillon des Temps Nouveaux de
l'Exposition Internationale de Paris. Son projet ne verra pas le
jour.
1970 : après avoir pratiquement sombré dans l'oubli, Eileen Gray
est "redécouverte" à travers ses premiers travaux laqués
par le collectionneur américain Robert Walker.
1972 : première rétrospective à Londres à la galerie Heinz.
1976 : décès le 31 octobre à Paris.
1979 : rétrospective de l’œuvre de Gray au Victoria &
Albert Museum (Londres).
1980 : Exposition Eileen Gray et les Arts décoratifs au Museum
of Modern Art de New York.
1980-1990 : réédition de certains œuvres de Gray sous
l’impulsion d’Andrée Putman. |
6/ Bibliographie
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Eileen Gray
de Philippe
Garner,
Editions Taschen, 2007, 160 pages
Eileen
Gray
de Caroline Constant,
Editions Phaidon, Collection Architecture, 2007, 255 pages
Maison en bord de mer E-1027
d'Eileen Gray et Jean Badovici, Editions Imbernon, 2006, 65 pages
Eileen
Gray de François Baudot
Editions Assouline, Collection Mémoire du style, 1998, 80 pages
Eileen
Gray
de Penelope Rowlands, Editions Chronicle Books, 2002, 96 pages (en
anglais)
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