Les Charrettes Peintes Siciliennes
par
Monique Maindret |
musée Pitré de Palerme, la charrette
sicilienne devient folklore
© monique maindret
En 1885, voyageant en Sicile, Guy de Maupassant
a vu des charrettes peintes à Palerme. Il nous les décrit ainsi :
« De petites boites carrées haut perchées sur
des roues jaunes, sont décorées de peintures naïves et bizarres qui
représentent des faits historiques ou particuliers, des aventures de
toute espèce, des combats, des rencontres de souverains, mais
surtout des batailles de Napoléon Ier et des Croisades.
Une singulière découpe de bois et de fer les soutient sur l’essieu ;
et les rayons de leurs roues sont ouvragés aussi, la bête qui les
traîne porte un pompon sur la tête et un autre au milieu du dos, et
elle est vêtue d’un harnachement coquet et coloré, chaque morceau de
cuir étant garni d’une sorte de laine rouge et de menus grelots. Ces
voitures peintes passent par les rues, drôles et différentes,
attirent l’œil et l’esprit, se promènent comme des rébus qu’on
cherche toujours à deviner. »
extrait de Italie, anthologie des voyageurs
français
Yves Hersant, Edition Robert Laffont
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Les recherches de Monique
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Tout est dit avec l’art de Maupassant.
Cependant depuis plus d’un siècle à Palerme et
dans toute la Sicile, on ne voit plus de charrettes peintes dans les
rues – quelques-unes sont dans des musées comme le Museo
Etnographico Pitré du Parco della Favorita à Palerme. Je m’y suis
rendue pleine d’espoir de voir de vraies charrettes et non des
reproductions en miniature pour les touristes. Hélas, ce musée est
fermé pour les travaux pendant… personne ne le sait.
La bibliothèque de ce musée est aussi fermée.
Dès mon retour de ce magnifique pays, j’ai
écrit au conservateur du Pitré lui posant des questions sur
l’origine, la destination, la conservation de ces charrettes.
J’attends une réponse depuis… plus d’un an !
charrette sicilienne peinte du musée
Pitré de Palerme
© monique maindret Les voyageurs en Sicile au XVIIIe
siècle (Vivant-Denon ou Rolland de la Platière) décrivent la
circulation dans les rues de Palerme ou de Catane : les équipages,
les carrosses, les chaises à porteur. Le petit peuple des artisans,
pêcheurs, paysans se déplace à pied, à dos d’âne ou de mulet en
ville et à la campagne, pas de charrettes.
Donc il faut attendre la description de
Maupassant à la fin du XIXe siècle pour qu’on nous en
parle. Peut-être ne sont-elles apparues qu’au XIXe
siècle ?
Servaient-elles à transporter les biens et les
personnes comme nous le dit le musée canadien des civilisations qui
en possède une ? Le fait aussi qu’elles soient décorées à
l’intérieur me fait douter d’une utilisation vulgaire. Fêtes,
mariages, cérémonies populaires, parades avec les plumes et les
pompons sous lesquels la mule disparaissait presque me paraissent
plus vraisemblables.
Qui peut me renseigner en attendant la
restauration du Pitré et mon prochain voyage en Sicile ?
La tradition des pupis ou marionnettes
a été conservée et on en voit dans tout le pays : les théâtres sont
restaurés, des familles entières se consacrent à leur fabrication et
à des spectacles très appréciés. Les charrettes ne sont plus, elles,
que des monuments folkloriques muets et immobiles.
Ma conclusion sera celle de Renan en 1875 :
« Le chant et les croyances populaires recueillis par Monsieur Pitré
prouvent ce qu’il y a dans cette race d’esprit, de vie, de poésie. »
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Pour faire suite aux interrogations de Monique sur les
charrettes peintes, un récit de voyage
carte postale de Palerme : une charrette
sicilienne peinte avec la famille et la mule panachée
dessin de Gaston Vuiller lors de son
séjour à Palerme
montrant le peintre de charrette sicilienne |
Le
récit de voyage de Gaston Vuillier
en 1893 apporte lumière à
certaines zones d’ombre sur l’origine et l’usage des charrettes
peintes de Sicile. Ajoutons que c’est grâce à sa rencontre avec
l’ethnologue-folkloriste Giuseppe Pitré à Palerme que ces
informations et ces croquis de voyages sont disponibles aujourd’hui. L’usage
Gaston Vuillier dit voir beaucoup de ces
charrettes peintes tirées par des mules mais surtout par des chevaux
à travers les rues de Palerme transportant biens ou personnes. Elle
permettait d’aller des champs à la ville et vice versa. Le dimanche
des familles entières les occupent. Ces charrettes avaient donc un
double usage : pour le travail dans la semaine, pour les
déplacements familiaux le dimanche ou les jours de fêtes. Ces
jours-là les chevaux sont parés de panache de plumes sur la tête, de
même le bât, le poitrail et le dos de l’animal scintillent de
miroirs, de clochettes et de rubans. Cet ornement tout en couleur
évoque la parade de jours particuliers un peu comme les corsos de
chars fleuris. La charrette devient le centre de focalisation des
richesses de famille. Le fait que Giuseppe Pitré attire autant
l’attention de Gaston Vuillier sur ces charrettes laisse penser
toute la fierté qu’il tire de ce patrimoine sicilien La fabrication
Giuseppe Pitré, père fondateur du musée
d’ethnographie Pitré à Palerme, explique la confection de ces
charrettes. Le carrossier construit entièrement la charrette
généralement en noyer pour assurer une bonne rigidité, puis le
doreur la peint en jaune citron et réalise les décors les plus
ordinaires après quoi un artiste local illustre les panneaux. Mais
on voit bien que la facture picturale reste simple et naïve et qu’il
ne s’agit pas de peintres ayant appris le métier dans des écoles
d’art.
Sous la charrette, l’ethnologue fait remarquer
la présence d’un gros filet. Ce dernier permet de stocker la bassine
pour donner à boire à l’animal, la brosse et l’étrille pour
entretenir le poil du cheval ou de la mule.
dessin de Gaston Vuiller montrant le
filet à l'arrière de la charrette
pour le transport de la bassine, de la brosse... Couleurs vives et double répertoire décoratif
La palette de couleurs est éclatante : des
rouges vermillon, du jaune citron, des bleus vifs se juxtaposent,
ici pas de nuances subtiles.
Les motifs recouvrent la totalité de la
charrette (brassards, roues, panneaux extérieures et intérieurs,
fonds) et sont de deux ordres : le répertoire ornemental des frises
et les scènes historiées.
Dans ces frises, encadrements ou fond de
charrettes, on distingue essentiellement les motifs rayonnants et
géométriques, les fleurs très stylisées, les feuilles d’acanthe en
rinceaux ou en panneaux, les petits anges et parfois juste les
têtes. La juxtaposition de ces motifs dans les moindres recoins fait
que le bois n’est jamais à nu.
scène de genre peinte sur une
charrette sicilienne du musée Pitré
© monique maindret
le décor envahit la totalité de cette
charrette sicilienne du musée Pitré
© monique maindret Les scènes historiées sont sans doute les plus
surprenantes. Elles racontent des scènes légendaires tirées de la
Bible comme la pêche miraculeuse, Judith et Holopherne, Jésus
chassant les marchands du Temple mais aussi des épisodes tirés de
l’histoire des Carolingiens (la mort de Roland, des scènes
chevaleresques des paladins de France), de Guillaume Tell, de Roger
le Normand, de Christophe Colomb, etc.
Mais la décoration ne s’arrête pas à la
peinture, elle se poursuit sur la ferronnerie de l’essieu où on voit
nettement se détacher des sculptures d’anges, de dragons ou de
rinceaux en métal peint, remplissant ainsi le maximum de vide.
charrette du musée Pitré de Palerme,
le décor de motifs géométriques
envahit également l'intérieur de la charrette
© monique maindret
l'arrière avec son essieu où la
ferronnerie très travaillée représente scène de genre,
dragon, angelots..
© monique maindret |
Où l’on peut voir des charrettes siciliennes dans les musées ?
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Museo Etnographico Pitré du Parco della
Favorita à Palerme rassemble sans doute près d’une dizaine de
charrettes peintes.
Au MUCEM, Musée des Civilisations Europe
Méditerranée à Paris (75016)
On peut voir une charrette peinte sicilienne en bois et fer datée du
XIXe siècle. Il est signalé qu’elle était en usage dans la région de
Palerme pour les travaux des champs au début du XXe siècle, l’usure
des brancards en témoigne. Pour les grandes fêtes de quartiers à
Palerme, sans doute son décor peint était-il complété de rubans, de
pompons et de fleurs comme le voulait la tradition.
Au Musée de Chantilly, la charrette est
présentée avec son filet antérieur qui servait à entreposer la
bassine, la brosse et l’étrille pour l’entretien de l’animal.
Au Musée des Civilisations de Québec, la
charrette exposée fut amenée par Joseph Pillitteri en 1962 lorsqu’il
quitta la Sicile pour s’installer au Canada. La charrette illustre
les croisades en Terre sainte, la bataille de Charlemagne et de son
courageux chevalier Roland, ainsi que les voyages des ancêtres du
propriétaire qui la détenait de son père charretier. |
Le récit de voyage de Gaston Vuiller
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Gaston Vuillier (1845-1915) est un
peintre-voyageur dont les récits paraissent en feuilleton dans la
revue de récits de voyage Tour du Monde (éditée par la
librairie Hachette). En 1893 il part pour la Sicile. Le passage
présenté ci-dessous relate sa rencontre à Palerme avec le
folkloriste Giuseppe Pitré qui attire son attention sur les
charrettes peintes ornées de scènes de l’histoire universelle.
Pour lire le récit dans sa totalité :
le
peintre voyageur Gaston Vuillier
L'extrait qui nous intéresse pour la
description des charrettes siciliennes :
« …et alors je pus lire dans les panneaux des
charrettes énigmatiques qui chaque jour passaient avec leurs scènes
étranges et leur coloris de fête. Elles étaient traînées par de
petits ânes, des mules et surtout des chevaux ; des gamins les
conduisaient parfois et d’habitude des Siciliens d’aspect rude et
sévère. Le dimanche des familles entières les occupaient, qui
traversant la poussière des routes s’en allaient dans le grand
soleil aveuglant.
Vous avez remarqué certainement, m’avait dit
Giuseppe Pitré, les sujets de ces peintures.
- Oui mais je n’ai pu cependant
deviner ces énigmes…
- Vous allez être surpris en apprenant
que toute votre histoire de France passe avec ces charrettes dans
nos rues et dans la poussière de nos routes, depuis les Carolingiens
jusqu’à Sedan. (…) et le soir dans nos théâtres populaires, vous
assisterez à la mort de Roland et vous verrez notre peuple applaudir
Charlemagne, montrer le poing aux traîtres et pleurer de vraies
larmes au son du cor de Roncevaux.
- Comment cette légende est-elle venue
en Sicile et s’est-elle transmises ainsi jusqu’à nos jours ?
- Les Normands nous apportèrent ces
légendes chevaleresques. En faisant aimer par notre peuple la poésie
guerrière, ils le rendirent plus attentif à vos faits d’armes, et
depuis ils n’en ignorent aucun de votre histoire. Mais les
traditions chevaleresques sont chères aux Siciliens pour une autre
cause encore : Sainte Rosalie, patronne de Palerme, descendrait en
ligne directe de Charlemagne. Vous comprendrez dès lors, chez ce
peuple tant attaché à ses croyances et à ses traditions, son grand
amour pour tous les Carolingiens. (…)
A travers les rues étroites encombrées de
toutes sortes de marchands, la foule se pressait. Je me plaisais à
écouter le docteur… il en revenait souvent aux charrettes. Nous en
rencontrions beaucoup par ces rues, et je les examinais avec
attention, frappé par les sujets divers qu’elles représentent.
« Elles racontent, me dit Pitré, l’histoire
universelle. On y voit d’abord, comme je l’ai dit, des scènes
légendaires des paladins de France ; c’est le tour de la Jérusalem
délivrée du Tasse ; viennent ensuite des pages de la Bible, Judith
et Holopherne, Jésus chassant les marchands du Temple, la pêche
miraculeuse, la toilette d’Esther, etc. C’est enfin l’histoire de
Guillaume Tell, avec les épisodes les plus saillants ; les fureurs
de Camille, Malek-Adel, Christophe Colomb, etc. Ils n’ont pas oublié
la Sicile, nos peintres populaires : vous verrez Roger le Normand
massacrant les Sarrasins, Roger recevant les clés du sénat
palermitain, le couronnement de Roger… »
Il m’explique ensuite la confection des
charrettes ; il m’apprend que le carrossier, après l’avoir
construite entièrement, la livre au nuraturi ou doreur, qui
la peint tout en jaune citron et exécute les ornements les moins
délicats ; après quoi elle est confiée à un artiste qui illustre les
panneaux des sujets qu’on lui demande ou qu’il choisit à son gré.
La plupart de ces peintres n’ont jamais appris
leur art dans les écoles, on s’en aperçoit aisément. (…)
Avec sa palette naïve, ce peintre du peuple
m’intéressait. Ses compositions, où il s’applique à mettre les plus
éclatant vermillons, les jaunes les plus vifs et les bleus les plus
purs, rappellent par bien des côtés les Primitifs. Il ignore la
demi-teinte et les reflets, il ne cherche pas une prétendue harmonie
qui éteint souvent ou alourdit. (…)
Nous examinions attentivement, avec le docteur,
l’ensemble d’une charrette. Elle était surprenante. Celui qui
l’avait décorée s’était livré aux caprices les plus bizarres de son
imagination. Partout des soleils tournaient, des dragons rampaient à
travers une flore étrange des constellations inconnues pleuvaient
dans les vides, et de petites têtes d’anges roses émergeaient d’une
ornementation singulière. Il n’était pas un coin de la charrette qui
ne fût couvert de peintures ou de sculptures très curieuses.
« Tenez, me disait Pitré, voici sous la partie
antérieure le rutini, gros filet dans lequel sont placés la
brusca, la brosse, la strigghia, l’étrille, le
scutiddara, la bassine pour donner à boire à l’animal. »
Le harnachement de la bête était étourdissant,
je n’en avais jamais vu de plus étrange et d’aussi original. Sur le
bât, sur le poitrail, de la sous-ventrière, partout pendaient et
scintillaient des miroirs, des clochettes, des pompons, des rubans,
des plaques, des dentelures, des galons d’argent, des clous de
cuivre, des franges et des oripeaux de toutes sortes. La tête était
surmontée d’un panache de plumes, et sur le milieu du dos se
dressait un haut cimier orné de grelots et terminé par une touffe de
laine rouge entremêlée de plumes. Au moindre mouvement de la bête
les sonnettes se mettaient à tinter, les panaches s’agitaient et des
vols de mouches effrayées s’élevaient en bourdonnant de toutes
parts. Le soleil étincelait sur tout cet attirail luisant,
multicolore et à grand effet. (…) »
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