Digest : l'image de l'artiste
par
Henri PEYRE
ancien élève des Beaux-Arts de Paris,
ancien professeur de
photographie, Ecole des Beaux Arts de Nîmes
photographe et webmestre du site
www.galerie-photo.com |
Ce digest est une note de
lecture du livre :
L’Image de l’Artiste, Editions Rivages, Paris 1979
(original : Legend, Myth, and Magic in the Image of Artist, Yale
University, 1979)
Ses auteurs : Ernst Kris, historien d’art et psychanalyste,
né en 1900, Otto Kurz, historien, né en 1908
1ère édition du livre : 1930
On trouvera ici matière à méditation : à une
époque de communication où tout le monde se veut créatif et tente de
"jouer l'artiste" on trouvera dans cette lecture ancienne et
pourtant d'une brûlante actualité, au choix :
- toutes les astuces pour avoir l'air d'un artiste inspiré et pour
être cru
- toutes les "ficelles" dénoncées et expliquées d'une façon
décapante.
Ce livre instruit est d'une vigueur
phénoménale ! Bonne lecture !
Plan de l'article :
Introduction
L’artiste en héros
Jeunesse
Mélange de l’artiste et du divin
L’artiste en magicien
L’œuvre d’art comme copie de la réalité
La magie de l’image
La jalousie des dieux
Les attributs de l’artiste
La virtuosité
L’artiste et le public
Vie et œuvre (conclusion)
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« Ce livre traite de l’attitude de la société
face à l’artiste, on peut le dire sociologique (…) nos sources
premières ont été les jugements des contemporains et de la postérité
(…) C’est là le berceau de la légende de l’artiste (…) nous croyons
pouvoir démontrer que certaines préconceptions reviennent de
manière récurrente dans les biographies d’artistes. Ces préjugés ont
tous une racine commune qu’il est possible de retrouver en remontant
aux sources de l’historiographie » (p23).
Le nom de l’artiste ne nous est pas toujours
parvenu. L’artiste est nommé « quand il n’est plus au service d’une
religion, d’un rite ou, au sens large, d’une fonction magique (…) A
deux reprises cette conception a trouvé un plein épanouissement au
cours de l’histoire culturelle de l’humanité : dans la civilisation
occidentale, autour du bassin méditerranéen, et en Extrême-Orient
(…) Notre thèse est qu’à partir du moment où l’artiste apparaît dans
les archives historiques, certaines notions stéréotypées sont
immédiatement liées à son œuvre et à sa personne, préconceptions qui
n’ont en fait jamais perdu complètement leur signification et qui
continuent à influencer notre vision du créateur. » (p25).
« Les signatures des artistes grecs du IVe
siècle avant J.-C. sont les premiers indices de leur gloire future »
et une puissante biographie grecque va les soutenir. Les artistes
romains restent, eux, anonymes. Ce n’est qu’à la fin du Moyen-Age,
au XIVe et au XVe siècles que « la figure de l’artiste apparaît sur
la scène de l’histoire et acquiert un statut autonome » (p27). On
assiste alors à l’émergence de la biographie d’artiste qui n’a pas
cessé depuis. Les biographies célèbrent l’innovateur célèbre autant
que le maître académique et « la figure de l’artiste, génie
universel ou homme du monde, voisine avec le créateur méconnu et
solitaire. »
« Dans les nombreuses vies de peintres et
sculpteurs qui nous sont parvenues depuis la Renaissance, on
rencontre constamment les mêmes leitmotive », par exemple :
-
le maître est un jeune berger qui donne les premiers signes
de son talent en dessinant les animaux qu’il doit aller faire
paître. Un connaisseur qui passe par là décèle l’extraordinaire
talent de ces premières ébauches et suivra les progrès du jeune
berger
-
l’artiste réussit à rendre si habilement un élément naturel
que l’observateur s’y laisse prendre. Son talent devient réellement
remarquable lorsqu’il arrive à tromper d’autres peintres.
On ne cherche pas à savoir dans ce livre si les
anecdotes rapportées dans les biographies sont fondées. On analyse
simplement leur récurrence.
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Les biographies d’artistes propose en général 2
types d’explication :
Tout événement ayant eu lieu dans l’enfance a
un effet décisif sur l’évolution ultérieure ; Il faut ainsi montrer
que le destin a très vite marqué la vie des grands hommes.
Les informations disponibles sur la vie des
héros n’engagent pas une causalité mais deviennent des signes
prémonitoires, présages de l’accomplissement futur du héros et
preuve de sa nature unique (prédestination)
On retrouve traditionnellement le schéma
rapporté par Pline :
1. Lysippe, le chaudronnier est devenu un
grand artiste (transgression des milieux sociaux par la réussite
– les anciens y voyaient la volonté du destin, reprenant la
tradition historique de la volonté des Dieux)
2. Il n’avait pas de maître (si l’artiste est
autodidacte, il peut être sublimé en héros culturel. Sa création
devient « divine » et lui-même un demi-Dieu. La biographie
répond ainsi au besoin de dire qui a apporté l’innovation, qui a
découvert une expression nouvelle)
3. Il entendit par hasard une réflexion
d’Eupompos, ce qui détermina le choix de sa carrière
4. D’après cette réflexion, la nature seule,
et non les vieux maîtres, mérite d’être imitée.
On peut y ajouter
les éléments suivants, plus spécifiquement apparus à la
Renaissance :
5. Le talent de l’artiste est précoce, il se
manifeste dès l’enfance et peut tenir même du prodige. L’artiste
naît artiste.
6. Le jeune prodige triomphe des obstacles
mis sur sa route, et souvent par ses proches
7. Le véritable géniteur est renié et on lui
substitue un père adoptif plus noble, un roi par exemple. En
fait on gomme autant que possible toute trace d’origine
mortelle. Cela rappelle la saga des enfants royaux abandonnés en
pleine nature et qui deviennent ensuite les fondateurs de
nouveaux empires. Tout comme le héros délaissé, le jeune artiste
porte un signe particulier qui le rend reconnaissable. Tout ceci
s’enracine dans l’imaginaire commun des enfants et de
l’adolescence, pour reprendre l’expression de Freud et Rank
(1909), dans le « roman familial » : l’adolescent rêve qu’il
n’est pas l’enfant des parents que le hasard lui a donnés, mais
qu’il bénéficie d’une naissance plus noble ; héros méconnu en
somme, il est en droit d’espérer un jour être honoré à sa juste
valeur.
8. L’artiste peut être accompagné d’un animal
(l’animal est depuis l’antiquité le protecteur et le gardien des
héros)
9. Au moyen-âge on compare Dieu à l’artiste
(pour faire comprendre au croyant l’activité du dieu créateur) ;
à la Renaissance, c’est la nature qu’on compare aussi à
l’artiste (dans son invention) ; par la suite, on compare
l’artiste à Dieu (ce qui permet d’exalter la créativité
artistique). L’artiste arrive souvent enfin à terminer un
travail prodigieux avec l’aide de Dieu ou des démons
Mais tout n’est pas
rose :
- Même si les
artistes se comportent comme les égaux des princes qui les
accueillent, les biographies n’arrivent pas à les tirer d’un statut
social douteux (p71).
- Dans l’Antiquité,
l’extase est conc��������dé aux poètes, mais refusée aux peintres et
sculpteurs. Ces derniers, comme le stratège, le médecin ou le
conducteur de char, doivent faire leur travail en s’appuyant sur
leur habileté et leur savoir, en plus du talent inné.
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C’est la comparaison avec la réalité qui permet
d’établir la réussite de l’œuvre d’art :
L’artiste (surtout le jeune artiste) capable de
représenter exactement le réel prouve ainsi son talent (des raisins
peints par Zeuxis sont picorés par des hirondelles rapporte Pline
avec admiration).
L’artiste peut créer des sculptures dotées
d’une mobilité mécanique (pouvoir prêté à Dédale, artiste mythique)
Mais l’artiste peut être mal vu en ce qu’il
peut être perçu comme un simple imitateur de la nature (qu’on ne
peut tenir en haute estime). Il doit travailler à s’écarter du réel
en le sublimant. C’est cette conception platonicienne des idées qui
triomphe à la Renaissance. En améliorant son sujet, l’artiste se
place en égal de Dieu.
L’œuvre d’art est vivante (c’est une équation
courante de la pensée magique). Elle se substitue à l’absent ou
permet de conserver vivante la mémoire du mort.
On peut se servir d’une effigie pour faire du
mal à quelqu’un. L’idée inverse coexiste : le mal qu’on fait à
quelqu’un peut marquer son portrait (Dorian Gray)
Ces superstitions sont bien établies ([voir le
sentiment très pénible que nous éprouverions à déchirer la
photographie d’un proche juste disparu - commentaire HP] ). « La
croyance en l’identité du modèle et de sa représentation, que le
philosophe français Charles Lalo désigna pertinemment comme la
première théorie esthétique de l’humanité, ne semble pas seulement
associée aux débuts de l’art figuratif, mais se retrouve aussi dans
les légendes ayant trait à l’origine de l’art en général » (p110).
Dessiner l’ombre de quelqu’un comme traditionnellement posséder un
morceau de son corps – ou ses rognures – accorde un pouvoir sur le
sujet.
« La question de savoir ce qui engendre cette
pensée magique, et ce rapport à l’effigie en particulier, a été
souvent discutée sous bien des aspects. Résumons, en termes aussi
généraux que possible, et avec prudence, ce que l’on peut en
conclure. En certaines circonstances, l’homme est enclin à faire une
équation entre l’image et son modèle. Ce processus est plus répandu
chez les peuples primitifs que chez ceux qui ont atteint un certain
niveau de civilisation, bien que dans nos cultures, cette tendance
réapparaisse avec force dans le cas de maladies mentales ou dans des
situations chargées d’une intense valeur affective. Cette croyance
affecte plus souvent les foules que les individus, les enfants que
les adultes même si, là encore, des émotions puissantes peuvent la
réactiver.
De toutes ces observations empiriques nous
pouvons tirer une conclusion : plus la croyance dans la fonction
magique de l’image est « forte », moins la nature de l’image a de
l’importance (…) Lorsque la croyance en l’identité de l’image et du
modèle s’affaiblit, un nouveau maillon permet alors de lier la
réalité et la représentation, à savoir la similitude ou
ressemblance. En d’autres termes, plus le symbole (l’image) est
proche de l’objet symbolisé (le modèle), moins la similitude est
perceptible de l’extérieur ; plus ils sont éloignés, plus elle est
forte » (p113). L’interdit de l’image dans maintes religions se base
sur des prémisses similaires. « prendre une image du dieu pour le
dieu lui-même revenait à méconnaître sa véritable nature »
(Héraclite (fragments)).
« A l’aube de l’art grec, lorsque prévalut la
croyance en l’identité de l’image et de son modèle, on se souciait
peu de rendre l’œuvre d’art aussi vivante que possible ; plus tard,
quand cette conviction déclina, le naturalisme fut considéré comme
une réussite formelle de l’artiste (…) les nouvelles théories de
l’art au Moyen-Age revivifièrent l’idée –qui n’avait jamais
complètement disparu – d’une équation magique entre l’œuvre et son
objet » (p116). Le naturalisme recula."
La mythologie attribue à l’artiste deux titres
de gloire :
-
créer des êtres d’une part
-
élever jusqu’au ciel des édifices rivalisant en taille et en
splendeur avec les demeures des dieux d’autre part
Ces deux activités
qui empiètent également sur les prérogatives divines, appellent le
châtiment.
De là chaque bâtiment construit porte affront à
la divinité et il convient donc de l’apaiser par un sacrifice.
Souvent seules des puissances démoniaques ont été capables de mener
à bien la construction. Le bâtiment fait peser une menace de
catastrophe si l’on ne se soumet pas au rite. Le nombre d’anecdotes
montrant le créateur mourant aussitôt le bâtiment achevé est
incalculable. L’artiste est finalement dénigré et puni pour son
outrecuidance.
La jalousie des dieux peut devenir également la
jalousie du client à l’égard de l’artiste (« les moines de
Blaubeuren arrachèrent les yeux à Jörg Syrlin le Jeune dès qu’il eut
fini de sculpter son chef d’œuvre, les stalles et le maître-autel de
leur abbaye, pour qu’il ne put jamais se surpasser » (Nagler))
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Il s’agit ici d’inventorier « les
caractéristiques attribuées à l’artiste par ses contemporains »,
caractéristiques qui placent l’artiste au-dessus d’eux.
L’artiste est capable de « reproduire la réalité sous une
forme reconnaissable, d’en faire un tableau ressemblant »
-
« Le fait de commencer par un détail insignifiant qui ne
s’inscrira dans une signification d’ensemble que plus tard, donne
l’impression que l’artiste fait apparaître sur la toile, avec une
grande sûreté, une image intérieure – et non pas le portrait d’un
modèle extérieur » Le spectateur a tendance à penser qu’il est
rempli de cette « forme intérieure » qui, selon Dürer, était la
marque distinctive du divino artista.
(…) On suppose à l’artiste un savoir plus profond de la nature que
n’en a le profane ». L’artiste a ainsi percé « les lois secrètes
selon lesquelles Dieu avait créé l’homme ».
-
la rapidité d’exécution « qui étonne toujours le profane ».
Cette rapidité est justifiée par l’ensemble des connaissances et du
savoir-faire accumulé par l’artiste. Mais elle est peut être aussi
louée pour elle-même (Giotto capable de dessiner à main levée un O
parfaitement rond). Elle est alors purement technique.
-
On trouve des variantes pour l’admiration de la virtuosité :
objets très petits (« un char caché sous les ailes d’une mouche »),
reproduction parfaitement réaliste. On insiste souvent sur les
talents d’imitateur de l’artiste, « capable de reproduire exactement
n’importe quelle œuvre ou d’adopter les styles d’expression les plus
divers ». Cette dextérité du peintre ou du sculpteur deviennent
l’ingéniosité chez l’architecte. A la limite, « le tour d’un
bateleur pourra tout aussi bien prouver le génie d’un artiste ».
- « les grands créateurs sont censés avoir la plaisanterie et
la répartie facile (…) la vivacité de la répartie et le mot d’esprit
indiquent une capacité à placer les événements ordinaires sous un
éclairage insolite » (p142).
-
l’artiste roule volontiers un confrère ou le public et en
tire grand plaisir. Ceci ramène « sous une forme extrêmement
modeste, au thème de son extraordinaire pouvoir d’illusion ».
-
« lorsque le profane, confronté à l’œuvre d’art, se permet
d’émettre un jugement (…) l’artiste, avec une ironie délibérée,
quitte sa « sphère artistique » et se met au même niveau que l’homme
du commun. Il parle alors de son œuvre comme si elle était régie par
les lois de la réalité quotidienne, faisant ainsi ressortir la
sottise de son critique » (p144)
-
« la supériorité de l’artiste éclate dans ses rapports avec
ses commanditaires, surtout lorsque ceux-ci tardent à le payer (…)
( un compagnon peintre peignit la Fuite en Egypte sur l’une des
bannières de procession, mais seul l’âne avait été exécuté à la
peinture à l’huile ; le reste fut donc effacé dès la première
pluie) ». L’artiste est alors souvent dépeint sous les traits du
filou : « pour se venger d’un public réprobateur et mal informé, (…)
il fait semblant de retoucher son œuvre puis la représente, intacte,
à ses critiques qui s’empressent alors, à sa grande joie, d’en
admirer la réussite »
-
L’artiste se venge de ses ennemis dans ses œuvres : « Andrea
Orcagna (…) plaça ses amis au paradis et ses ennemis en enfer »
(Vasari). « La croyance en la magie des images suscite chez les
modèles la peur d’être défiguré ».
-
l’artiste est celui qui arrive à rendre « incertaine la
frontière entre illusion et réalité » (p151) Il s’amuse « aux dépens
de personnages qui finissent par perdre leur clarté d’esprit d’une
manière ou d’une autre. Ils réussissent à leur faire croire qu’ils
sont devenus fous : ce sont tous des victimes de la magie » (p153)
Cette conception culmine dans les biographies du Moyen-Age, tandis
qu’à la Renaissance l’artiste évolue vers le héros divin auquel
l’œuvre appartient totalement (il se fiche de l’opinion de ses
contemporains et n’ouvre pas de dialogue avec eux). « Ce
comportement est motivé par des facteurs psychologiques très profond
mais engendre d’innombrables difficultés dans la vie de tous les
jours ». La lutte entre le créateur et les clients devient alors un
élément-clef de la biographie, et le client pingre un archétype. A
la Renaissance également, l’artiste « est toujours en butte à la
méfiance de ses clients » tandis que l’artiste a souvent les traits
d’un avare.
-
« ce motif nous ramène aux Grecs, incapables de concilier
l’idée d’une œuvre créée sous les auspices de l’inspiration divine
avec une rétribution monétaire (…) Même la société contemporaine
continue à penser que le renoncement et la pauvreté sont le lot du
génie. Cette conception, extraordinairement répandue, semble devoir
être rattachée au mode de vie ascétique que la ferveur religieuse
médiévale exigeait de ses héros et que la Renaissance reporta sur
ses artistes, bénis du ciel (…) Dans le cadre de la culture
occidentale, cette notion n’existe pas, en tant que motif
stéréotypé, dans les biographies mais elle peut parfois ressurgir
(…) Il est également facile (…) de recueillir des exemples inverses
illustrant l’opulence et la réussite sociale de l’artiste (…) Mais
la vision du génie ascétique est traditionnellement répandue dans
les biographies des artistes chinois. Comme les grands poètes, les
grands peintres en Chine vivent en ermites, dans la solitude de la
nature où ils puisent leur inspiration. Ils ne recherchent ni les
honneurs, ni la richesse, évitent la cour et font cadeau de leurs
œuvres ��
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On a vu que « les
anciennes représentations portaient –et ravivaient sans cesse la
trace des premiers mythes. Mais comment l’aura de pouvoir et de
mystère qui entoure l’artiste s’exprime-t-il dans les traditions
littéraires ? En réalité deux démarches fondamentales, propres à la
biographie, sont à l’œuvre : »
-
« la première consiste à rendre compréhensible le phénomène
de la création artistique en utilisant des analogies avec la vie
quotidienne »
-
« la seconde s’efforce d’établir un lien direct entre le
créateur et son œuvre ». Dans cette approche l’œuvre est souvent
considérée comme l’enfant de l’artiste, et le processus créatif est
expliqué en termes de vie sexuelle. La création apparaît alors comme
une activité sexuelle sublimée. (p161). « L’imagination populaire
véhicule une autre croyance donnant une signification sexuelle à
l’œuvre de l’artiste : toute belle femme qu’un peintre fait figurer
sur son tableau doit être sa maîtresse (…) l’imagination populaire
se plaisant à penser qu’une grande liberté sexuelle est accordée aux
artistes. » Cette idée apparaît vers la Renaissance mais c’est la
période Romantique qui fait « d’une vie dissolue, marquée par le
libertinage, l’apanage proverbial de l’artiste » (p163). « Ce qui
était une prérogative pour l’artiste romantique fut une aberration
pour l’antiquité ». « Ainsi donc, aux yeux des biographes, l’amour
est nécessaire à la création – l’amour pour l’être aimé. Mais on
trouve également un thème qui peut sembler inverse : on rapporte que
« Michel-Ange cloua un jeune homme sur la croix et le tua pour
pouvoir rendre parfaitement l’agonie de ses personnages ». En fait
« dans les deux cas, on insiste sur la stimulation exercée par le
modèle pour tenter d’expliquer l’énigme de la créativité »
« Ce type de raisonnement pratiqué par les biographes, dérive
d’un postulat posant que les faiblesses humaines de l’artiste se
lisent dans ses œuvres (…). L’opinion populaire s’est généralement
contentée du premier point de vue et incline à chercher l’artiste
qu’elle vénère dans son œuvre. Face au caractère difficile, ou
insolite, d’une œuvre, on soulève alors les hypothèses les plus
abstruses, la plus célèbre du genre tentant, par exemple,
d’expliquer le style du Greco par son astigmatisme »
Les vies des artistes sont souvent marqués par la compétition avec
les confrères (p168). On rapporte ainsi que « Michel-Ange détruisit
des tableaux de Dürer par jalousie (…) l’œuvre de l’adversaire était
prise pour le substitut de la personne ». Le conflit est souvent
rapporté entre maître et disciples (et se termine souvent par la
mort du second). « Que l’on prête à l’artiste une telle disposition
à se débarrasser sans scrupule de ses adversaires est compréhensible
lorsque l’on considère les rapports spécifiques que le créateur
entretient avec son œuvre. Il faut tenir compte de l’importance
fondamentale que prend, dans sa vie intérieure, l’activité créatrice
et des réactions passionnées que provoquent en lui les résultats de
ses rivaux alors qu’il s’efforce d’atteindre à la perfection (…) ce
comportement ne dépend ni de la forme artistique, ni du degré
d’achèvement de l’œuvre (…) l’artiste gardait soigneusement, comme
bien des artisans, le secret de son métier.
« le zèle et le labeur sont des traits communs à toute activité
créatrice (…) L’artiste, pris par son art, est mort au monde
extérieur (…) le roi René termina tranquillement son tableau quand
on lui annonça la perte de sa principauté (selon Wurzbach) (…) Ce
n’est pas un hasard si ce thème a resurgi sous la figure comique du
savant distrait car (les) récits biographiques rapprochent le besoin
pressant de création chez l’artiste et la recherche passionnée de
l’érudit. (…) L’idée que l’artiste se ferme au monde extérieur
lorsqu’il crée et qu’il puise dans ses ressources intérieures,
naquit à une époque où les formules biographiques qui nous
préoccupent étaient déjà fixées depuis longtemps. Depuis la
Renaissance cette conception s’est tellement répandu qu’on peut
noter dans la culture européenne une tendance croissante à la
subjectivité, l’œuvre d’art y étant de plus en plus marquée par la
personnalité individuelle de l’artiste. Ce processus culmina à la
fin du XIXème où l’on vit essentiellement dans l’œuvre l’expression
de « l’âme » de son créateur (…) ». Cette vision doit énormément
« aux théories platoniciennes et néo-platoniciennes, ravivées à la
Renaissance par la notion de « voix intérieure » (…) Cette vision
doit être rapprochée du Taoïsme chinois où l’artiste est totalement
absorbé dans son œuvre ; ce thème est donc devenu une véritable
formule biographique en Chine alors que cela n’a pas été le cas en
Occident (…) » . En Extrême-Orient l’artiste « cherche la solitude
ou encore trouve dans la musique et l’ivresse les stimulants
nécessaires à sa création. (…) [(p175)] la différence entre ces
anecdotes orientales et les récits occidentaux est très claire (…)
elles expriment « la tentative d’inspiration taoïste pour donner à
l’art son sens de révélation de l’Etre par un intermédiaire humain…
Dans la mesure où l’art en Chine a toujours cherché à rendre
manifeste la Force vitale de la Nature, il est logique qu’il ait été
interprété comme la révélation spirituelle de celle-çi » (Fisher)
(…) Pour la civilisation qui prit naissance autour du Bassin
Méditerranéen le mythe de la création éclipse tout le reste ; en
Extrême-Orient, où l’idée d’un dieu créateur appartient peut-être à
une strate plus ancienne, l’unité de l’homme et du cosmos, telle que
l’enseignait le Taoïsme, est l’élément dominant (…) cet état
extatique où le moi de l’artiste échappe à ses limites, où la
conscience abandonne ses liens avec la réalité, où l’œuvre est
conçue comme l’extension de la personne, concordent avec les
dernières découvertes de la psychologie [et le Freudisme – note
d’Henri Peyre] « Lorsque Wen Yü K’o peignait des bambous, il ne
voyait plus qu’eux, et ne s’apercevait même pas qu’il y avait des
gens devant lui ; non seulement les autres devenaient invisibles à
ses yeux, mais il perdait également tout sentiment de son propre
corps, lequel devenait lui aussi bambou. Il changeait d’être »
« Ce type de relation entre le créateur et sa création
détermine fondamentalement ses réactions face au succès ou à
l’échec. (…) La rivalité entre artistes apparaît alors comme un
motif secondaire (…) le thème de l’artiste décidé à mourir après
avoir reconnu son échec se retrouve dans d’innombrables variantes »
souvent d’ailleurs pour les architectes (…) La vie intime de
l’artiste est irrévocablement solidaire de sa création (…) sa
susceptibilité, sa vanité et son arrogance prennent alors une
dimension tragique. Elles transforment alors l’artiste en héros
sacrificateur
En définitive « les formules biographiques sont donc liées à
la vie selon deux modes distincts : elles relatent d’une part des
événements stéréotypés mais, d’autre part, elles modèlent par
là-même un destin-type pour chaque catégorie professionnelle.
L’artiste, en répondant à sa vocation se soumet donc, dans une
certaine mesure, au sort qui lui est dévolu. Ce processus
d’interaction ne relève pas exclusivement, à l’origine du moins,
d’un comportement ou d’une pensée consciente ; il peut s’exprimer,
par exemple, chez l’individu par son adhésion à un « code d’éthique
professionnelle » (p180) »
« La connaissance des proportions, et
la capacité à transcrire la réalité à partir d’une forme
intérieure sont les deux qualités permettant le pouvoir
créateur ; toutes deux sont les traits distinctifs du
divino artista dont la supériorité mentale est toujours
admirée aujourd’hui dans les performances que nous avons
mentionnées plus haut »
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