Digest : l'image de l'artiste

henri peyre
par Henri PEYRE
ancien élève des Beaux-Arts de Paris,
ancien professeur de photographie, Ecole des Beaux Arts de Nîmes
photographe et webmestre du site
www.galerie-photo.com

Ce digest est une note de lecture du livre :
L’Image de l’Artiste, Editions Rivages, Paris 1979
(original : Legend, Myth, and Magic in the Image of Artist, Yale University, 1979)
Ses auteurs : Ernst Kris, historien d’art et psychanalyste, né en 1900, Otto Kurz, historien, né en 1908
1ère édition du livre : 1930

On trouvera ici matière à méditation : à une époque de communication où tout le monde se veut créatif et tente de "jouer l'artiste" on trouvera dans cette lecture ancienne et pourtant d'une brûlante actualité, au choix :
- toutes les astuces pour avoir l'air d'un artiste inspiré et pour être cru
- toutes les "ficelles" dénoncées et expliquées d'une façon décapante.

Ce livre instruit est d'une vigueur phénoménale ! Bonne lecture !

Plan de l'article :

Introduction
L’artiste en héros

    Jeunesse
    Mélange de l’artiste et du divin
L’artiste en magicien
    L’œuvre d’art comme copie de la réalité
    La magie de l’image
    La jalousie des dieux
Les attributs de l’artiste
    La virtuosité
    L’artiste et le public
Vie et œuvre (conclusion)  

 

Introduction

 

« Ce livre traite de l’attitude de la société face à l’artiste, on peut le dire sociologique (…) nos sources premières ont été les jugements des contemporains et de la postérité (…) C’est là le berceau de la légende de l’artiste (…) nous croyons pouvoir démontrer  que certaines préconceptions reviennent de manière récurrente dans les biographies d’artistes. Ces préjugés ont tous une racine commune qu’il est possible de retrouver en remontant aux sources de l’historiographie  » (p23).

Le nom de l’artiste ne nous est pas toujours parvenu. L’artiste est nommé « quand il n’est plus au service d’une religion, d’un rite ou, au sens large, d’une fonction magique (…) A deux reprises cette conception a trouvé un plein épanouissement au cours de l’histoire culturelle de l’humanité : dans la civilisation occidentale, autour du bassin méditerranéen, et en Extrême-Orient (…) Notre thèse est qu’à partir du moment où l’artiste apparaît dans les archives historiques, certaines notions stéréotypées sont immédiatement liées à son œuvre et à sa personne, préconceptions qui n’ont en fait jamais perdu complètement leur signification et qui continuent à influencer notre vision du créateur. » (p25).

« Les signatures des artistes grecs du IVe siècle avant J.-C. sont les premiers indices de leur gloire future » et une puissante biographie grecque va les soutenir. Les artistes romains restent, eux, anonymes. Ce n’est qu’à la fin du Moyen-Age, au XIVe et au XVe siècles que « la figure de l’artiste apparaît sur la scène de l’histoire et acquiert un statut autonome  » (p27). On assiste alors à l’émergence de la biographie d’artiste qui n’a pas cessé depuis. Les biographies célèbrent l’innovateur célèbre autant que le maître académique et « la figure de l’artiste, génie universel ou homme du monde, voisine avec le créateur méconnu et solitaire. »

« Dans les nombreuses vies de peintres et sculpteurs qui nous sont parvenues depuis la Renaissance, on rencontre constamment les mêmes leitmotive », par exemple  :

-         le maître est un jeune berger qui donne les premiers signes de son talent en dessinant les animaux qu’il doit aller faire paître. Un connaisseur qui passe par là décèle l’extraordinaire talent de ces premières ébauches et suivra les progrès du jeune berger

-         l’artiste réussit à rendre si habilement un élément naturel que l’observateur s’y laisse prendre. Son talent devient réellement remarquable lorsqu’il arrive à tromper d’autres peintres.

On ne cherche pas à savoir dans ce livre si les anecdotes rapportées dans les biographies sont fondées. On analyse simplement leur récurrence.

 

L’artiste en héros

 

Jeunesse

Les biographies d’artistes propose en général 2 types d’explication :

Tout événement ayant eu lieu dans l’enfance a un effet décisif sur l’évolution ultérieure ; Il faut ainsi montrer que le destin a très vite marqué la vie des grands hommes.

Les informations disponibles sur la vie des héros n’engagent pas une causalité mais deviennent des signes prémonitoires, présages de l’accomplissement futur du héros et preuve de sa nature unique (prédestination)

On retrouve traditionnellement le schéma rapporté par Pline :

1. Lysippe, le chaudronnier est devenu un grand artiste (transgression des milieux sociaux par la réussite – les anciens y voyaient la volonté du destin, reprenant la tradition historique de la volonté des Dieux)

2. Il n’avait pas de maître (si l’artiste est autodidacte, il peut être sublimé en héros culturel. Sa création devient « divine » et lui-même un demi-Dieu. La biographie répond ainsi au besoin de dire qui a apporté l’innovation, qui a découvert une expression nouvelle)

3. Il entendit par hasard une réflexion d’Eupompos, ce qui détermina le choix de sa carrière

4. D’après cette réflexion, la nature seule, et non les vieux maîtres, mérite d’être imitée.

On peut y ajouter les éléments suivants, plus spécifiquement apparus à la Renaissance :

5. Le talent de l’artiste est précoce, il se manifeste dès l’enfance et peut tenir même du prodige. L’artiste naît artiste.

6. Le jeune prodige triomphe des obstacles mis sur sa route, et souvent par ses proches

7. Le véritable géniteur est renié et on lui substitue un père adoptif plus noble, un roi par exemple. En fait on gomme autant que possible toute trace d’origine mortelle. Cela rappelle la saga des enfants royaux abandonnés en pleine nature et qui deviennent ensuite les fondateurs de nouveaux empires. Tout comme le héros délaissé, le jeune artiste porte un signe particulier qui le rend reconnaissable. Tout ceci s’enracine dans l’imaginaire commun des enfants et de l’adolescence, pour reprendre l’expression de Freud et Rank (1909), dans le « roman familial » : l’adolescent rêve qu’il n’est pas l’enfant des parents que le hasard lui a donnés, mais qu’il bénéficie d’une naissance plus noble ; héros méconnu en somme, il est en droit d’espérer un jour être honoré à sa juste valeur.

8. L’artiste peut être accompagné d’un animal (l’animal est depuis l’antiquité le protecteur et le gardien des héros)

Mélange de l’artiste et du divin

9. Au moyen-âge on compare Dieu à l’artiste (pour faire comprendre au croyant l’activité du dieu créateur) ; à la Renaissance, c’est la nature qu’on compare aussi à l’artiste (dans son invention) ; par la suite, on compare l’artiste à Dieu (ce qui permet d’exalter la créativité artistique). L’artiste arrive souvent enfin à terminer un travail prodigieux avec l’aide de Dieu ou des démons

Mais tout n’est pas rose :

- Même si les artistes se comportent comme les égaux des princes qui les accueillent, les biographies n’arrivent pas à les tirer d’un statut social douteux (p71).

- Dans l’Antiquité, l’extase est conc��������dé aux poètes, mais refusée aux peintres et sculpteurs. Ces derniers, comme le stratège, le médecin ou le conducteur de char, doivent faire leur travail en s’appuyant sur leur habileté et leur savoir, en plus du talent inné.

 

L’artiste en magicien

 

L’œuvre d’art comme copie de la réalité

C’est la comparaison avec la réalité qui permet d’établir la réussite de l’œuvre d’art :

L’artiste (surtout le jeune artiste) capable de représenter exactement le réel prouve ainsi son talent (des raisins peints par Zeuxis sont picorés par des hirondelles rapporte Pline avec admiration).

L’artiste peut créer des sculptures dotées d’une mobilité mécanique (pouvoir prêté à Dédale, artiste mythique)

Mais l’artiste peut être mal vu en ce qu’il peut être perçu comme un simple imitateur de la nature (qu’on ne peut tenir en haute estime). Il doit travailler à s’écarter du réel en le sublimant. C’est cette conception platonicienne des idées qui triomphe à la Renaissance. En améliorant son sujet, l’artiste se place en égal de Dieu.

La magie de l’image

L’œuvre d’art est vivante (c’est une équation courante de la pensée magique). Elle se substitue à l’absent ou permet de conserver vivante la mémoire du mort.

On peut se servir d’une effigie pour faire du mal à quelqu’un. L’idée inverse coexiste : le mal qu’on fait à quelqu’un peut marquer son portrait (Dorian Gray)

Ces superstitions sont bien établies ([voir le sentiment très pénible que nous éprouverions à déchirer la photographie d’un proche juste disparu - commentaire HP] ). « La croyance en l’identité du modèle et de sa représentation, que le philosophe français Charles Lalo désigna pertinemment comme la première théorie esthétique de l’humanité, ne semble pas seulement associée aux débuts de l’art figuratif, mais se retrouve aussi dans les légendes ayant trait à l’origine de l’art en général  » (p110). Dessiner l’ombre de quelqu’un comme traditionnellement posséder un morceau de son corps – ou ses rognures – accorde un pouvoir sur le sujet.

« La question de savoir ce qui engendre cette pensée magique, et ce rapport à l’effigie en particulier, a été souvent discutée sous bien des aspects. Résumons, en termes aussi généraux que possible, et avec prudence, ce que l’on peut en conclure. En certaines circonstances, l’homme est enclin à faire une équation entre l’image et son modèle. Ce processus est plus répandu chez les peuples primitifs que chez ceux qui ont atteint un certain niveau de civilisation, bien que dans nos cultures, cette tendance réapparaisse avec force dans le cas de maladies mentales ou dans des situations chargées d’une intense valeur affective. Cette croyance affecte plus souvent les foules que les individus, les enfants que les adultes même si, là encore, des émotions puissantes peuvent la réactiver.

De toutes ces observations empiriques nous pouvons tirer une conclusion : plus la croyance dans la fonction magique de l’image est « forte », moins la nature de l’image a de l’importance  (…) Lorsque la croyance en l’identité de l’image et du modèle s’affaiblit, un nouveau maillon permet alors de lier la réalité et la représentation, à savoir la similitude ou ressemblance. En d’autres termes, plus le symbole (l’image) est proche de l’objet symbolisé (le modèle), moins la similitude est perceptible de l’extérieur ; plus ils sont éloignés, plus elle est forte » (p113). L’interdit de l’image dans maintes religions se base sur des prémisses similaires. « prendre une image du dieu pour le dieu lui-même revenait à méconnaître sa véritable nature » (Héraclite (fragments)).

« A l’aube de l’art grec, lorsque prévalut la croyance en l’identité de l’image et de son modèle, on se souciait peu de rendre l’œuvre d’art aussi vivante que possible ; plus tard, quand cette conviction déclina, le naturalisme fut considéré comme une réussite formelle de l’artiste (…) les nouvelles théories de l’art au Moyen-Age revivifièrent l’idée –qui n’avait jamais complètement disparu – d’une équation magique entre l’œuvre et son objet » (p116). Le naturalisme recula."

La jalousie des dieux

La mythologie attribue à l’artiste deux titres de gloire :

-         créer des êtres d’une part

-         élever jusqu’au ciel des édifices rivalisant en taille et en splendeur avec les demeures des dieux d’autre part

Ces deux activités qui empiètent également sur les prérogatives divines, appellent le châtiment.

De là chaque bâtiment construit porte affront à la divinité et il convient donc de l’apaiser par un sacrifice. Souvent seules des puissances démoniaques ont été capables de mener à bien la construction. Le bâtiment fait peser une menace de catastrophe si l’on ne se soumet pas au rite. Le nombre d’anecdotes montrant le créateur mourant aussitôt le bâtiment achevé est incalculable. L’artiste est finalement dénigré et puni pour son outrecuidance.

La jalousie des dieux peut devenir également la jalousie du client à l’égard de l’artiste (« les moines de Blaubeuren arrachèrent les yeux à Jörg Syrlin le Jeune dès qu’il eut fini de sculpter son chef d’œuvre, les stalles et le maître-autel de leur abbaye, pour qu’il ne put jamais se surpasser » (Nagler))

 

Les attributs de l’artiste

 

Il s’agit ici d’inventorier « les caractéristiques attribuées à l’artiste par ses contemporains », caractéristiques qui placent l’artiste au-dessus d’eux.

La virtuosité

L’artiste est capable de « reproduire la réalité sous une forme reconnaissable, d’en faire un tableau ressemblant »

-         « Le fait de commencer par un détail insignifiant qui ne s’inscrira dans une signification d’ensemble que plus tard, donne l’impression que l’artiste fait apparaître sur la toile, avec une grande sûreté, une image intérieure – et non pas le portrait d’un modèle extérieur » Le spectateur a tendance à penser qu’il est rempli de cette « forme intérieure » qui, selon Dürer, était la marque distinctive du divino artista[1]. (…) On suppose à l’artiste un savoir plus profond de la nature que n’en a le profane ». L’artiste a ainsi percé « les lois secrètes selon lesquelles Dieu avait créé l’homme ».

-         la rapidité d’exécution « qui étonne toujours le profane ». Cette rapidité est justifiée par l’ensemble des connaissances et du savoir-faire accumulé par l’artiste. Mais elle est peut être aussi louée pour elle-même (Giotto capable de dessiner à main levée un O parfaitement rond). Elle est alors purement technique.

-         On trouve des variantes pour l’admiration de la virtuosité : objets très petits (« un char caché sous les ailes d’une mouche »), reproduction parfaitement réaliste. On insiste souvent sur les talents d’imitateur de l’artiste, « capable de reproduire exactement n’importe quelle œuvre ou d’adopter les styles d’expression les plus divers ». Cette dextérité du peintre ou du sculpteur deviennent l’ingéniosité chez l’architecte. A la limite, « le tour d’un bateleur pourra tout aussi bien prouver le génie d’un artiste ».

L’artiste et le public

-        « les grands créateurs sont censés avoir la plaisanterie et la répartie facile (…) la vivacité de la répartie et le mot d’esprit indiquent une capacité à placer les événements ordinaires sous un éclairage insolite » (p142).

-         l’artiste roule volontiers un confrère ou le public et en tire grand plaisir. Ceci ramène « sous une forme extrêmement modeste, au thème de son extraordinaire pouvoir d’illusion ».

-         « lorsque le profane, confronté à l’œuvre d’art, se permet d’émettre un jugement (…) l’artiste, avec une ironie délibérée, quitte sa « sphère artistique » et se met au même niveau que l’homme du commun. Il parle alors de son œuvre comme si elle était régie par les lois de la réalité quotidienne, faisant ainsi ressortir la sottise de son critique » (p144)

-         « la supériorité de l’artiste éclate dans ses rapports avec ses commanditaires, surtout lorsque ceux-ci tardent à le payer (…) ( un compagnon peintre peignit la Fuite en Egypte sur l’une des bannières de procession, mais seul l’âne avait été exécuté à la peinture à l’huile ; le reste fut donc effacé dès la première pluie) ». L’artiste est alors souvent dépeint sous les traits du filou : « pour se venger d’un public réprobateur et mal informé, (…) il fait semblant de retoucher son œuvre puis la représente, intacte, à ses critiques qui s’empressent alors, à sa grande joie, d’en admirer la réussite »

-         L’artiste se venge de ses ennemis dans ses œuvres : « Andrea Orcagna (…) plaça ses amis au paradis et ses ennemis en enfer » (Vasari). « La croyance en la magie des images suscite chez les modèles la peur d’être défiguré ».

-         l’artiste est celui qui arrive à rendre « incertaine la frontière entre illusion et réalité » (p151) Il s’amuse « aux dépens de personnages qui finissent par perdre leur clarté d’esprit d’une manière ou d’une autre. Ils réussissent à leur faire croire qu’ils sont devenus fous : ce sont tous des victimes de la magie » (p153) Cette conception culmine dans les biographies du Moyen-Age, tandis qu’à la Renaissance l’artiste évolue vers le héros divin auquel l’œuvre appartient totalement (il se fiche de l’opinion de ses contemporains et n’ouvre pas de dialogue avec eux). « Ce comportement est motivé par des facteurs psychologiques très profond mais engendre d’innombrables difficultés dans la vie de tous les jours ». La lutte entre le créateur et les clients devient alors un élément-clef de la biographie, et le client pingre un archétype. A la Renaissance également, l’artiste « est toujours en butte à la méfiance de ses clients » tandis que l’artiste a souvent les traits d’un avare.

-         « ce motif nous ramène aux Grecs, incapables de concilier l’idée d’une œuvre créée sous les auspices de l’inspiration divine avec une rétribution monétaire (…) Même la société contemporaine continue à penser que le renoncement et la pauvreté sont le lot du génie. Cette conception, extraordinairement répandue, semble devoir être rattachée au mode de vie ascétique que la ferveur religieuse médiévale exigeait de ses héros et que la Renaissance reporta sur ses artistes, bénis du ciel (…) Dans le cadre de la culture occidentale, cette notion n’existe pas, en tant que motif stéréotypé, dans les biographies mais elle peut parfois ressurgir (…) Il est également facile (…) de recueillir des exemples inverses illustrant l’opulence et la réussite sociale de l’artiste (…) Mais la vision du génie ascétique est traditionnellement répandue dans les biographies des artistes chinois. Comme les grands poètes, les grands peintres en Chine vivent en ermites, dans la solitude de la nature où ils puisent leur inspiration. Ils ne recherchent ni les honneurs, ni la richesse, évitent la cour et font cadeau de leurs œuvres ��

 

Vie et œuvre (conclusion)

 

On a vu que « les anciennes représentations portaient –et ravivaient sans cesse la trace des premiers mythes. Mais comment l’aura de pouvoir et de mystère qui entoure l’artiste s’exprime-t-il dans les traditions littéraires ? En réalité deux démarches fondamentales, propres à la biographie, sont à l’œuvre : »

-         « la première consiste à rendre compréhensible le phénomène de la création artistique en utilisant des analogies avec la vie quotidienne »

-         « la seconde s’efforce d’établir un lien direct entre le créateur et son œuvre ». Dans cette approche l’œuvre est souvent considérée comme l’enfant de l’artiste, et le processus créatif est expliqué en termes de vie sexuelle. La création apparaît alors comme une activité sexuelle sublimée. (p161). « L’imagination populaire véhicule une autre croyance donnant une signification sexuelle à l’œuvre de l’artiste : toute belle femme qu’un peintre fait figurer sur son tableau doit être sa maîtresse (…) l’imagination populaire se plaisant à penser qu’une grande liberté sexuelle est accordée aux artistes. » Cette idée apparaît vers la Renaissance mais c’est la période Romantique qui fait « d’une vie dissolue, marquée par le libertinage, l’apanage proverbial de l’artiste » (p163). « Ce qui était une prérogative pour l’artiste romantique fut une aberration pour l’antiquité ». « Ainsi donc, aux yeux des biographes, l’amour est nécessaire à la création – l’amour pour l’être aimé. Mais on trouve également un thème qui peut sembler inverse : on rapporte que « Michel-Ange cloua un jeune homme sur la croix et le tua pour pouvoir rendre parfaitement l’agonie de ses personnages ». En fait « dans les deux cas, on insiste sur la stimulation exercée par le modèle pour tenter d’expliquer l’énigme de la créativité »

« Ce type de raisonnement pratiqué par les biographes, dérive d’un postulat posant que les faiblesses humaines de l’artiste se lisent dans ses œuvres (…). L’opinion populaire s’est généralement contentée du premier point de vue et incline à chercher l’artiste qu’elle vénère dans son œuvre. Face au caractère difficile, ou insolite, d’une œuvre, on soulève alors les hypothèses les plus abstruses, la plus célèbre du genre tentant, par exemple, d’expliquer le style du Greco par son astigmatisme »

Les vies des artistes sont souvent marqués par la compétition avec les confrères (p168). On rapporte ainsi que « Michel-Ange détruisit des tableaux de Dürer par jalousie (…) l’œuvre de l’adversaire était prise pour le substitut de la personne ». Le conflit est souvent rapporté entre maître et disciples (et se termine souvent par la mort du second). « Que l’on prête à l’artiste une telle disposition à se débarrasser sans scrupule de ses adversaires est compréhensible lorsque l’on considère les rapports spécifiques que le créateur entretient avec son œuvre. Il faut tenir compte de l’importance fondamentale que prend, dans sa vie intérieure, l’activité créatrice et des réactions passionnées que provoquent en lui les résultats de ses rivaux alors qu’il s’efforce d’atteindre à la perfection (…) ce comportement ne dépend ni de la forme artistique, ni du degré d’achèvement de l’œuvre (…) l’artiste gardait soigneusement, comme bien des artisans, le secret de son métier.

« le zèle et le labeur sont des traits communs à toute activité créatrice (…) L’artiste, pris par son art, est mort au monde extérieur (…) le roi René termina tranquillement son tableau quand on lui annonça la perte de sa principauté (selon Wurzbach) (…) Ce n’est pas un hasard si ce thème a resurgi sous la figure comique du savant distrait car (les) récits biographiques rapprochent le besoin pressant de création chez l’artiste et la recherche passionnée de l’érudit. (…) L’idée que l’artiste se ferme au monde extérieur lorsqu’il crée et qu’il puise dans ses ressources intérieures, naquit à une époque où les formules biographiques qui nous préoccupent étaient déjà fixées depuis longtemps. Depuis la Renaissance cette conception s’est tellement répandu qu’on peut noter dans la culture européenne une tendance croissante à la subjectivité, l’œuvre d’art y étant de plus en plus marquée par la personnalité individuelle de l’artiste. Ce processus culmina à la fin du XIXème où l’on vit essentiellement dans l’œuvre l’expression de « l’âme » de son créateur (…) ». Cette vision doit énormément « aux théories platoniciennes et néo-platoniciennes, ravivées à la Renaissance par la notion de « voix intérieure » (…) Cette vision doit être rapprochée du Taoïsme chinois où l’artiste est totalement absorbé dans son œuvre ; ce thème est donc devenu une véritable formule biographique en Chine alors que cela n’a pas été le cas en Occident (…) » . En Extrême-Orient l’artiste « cherche la solitude ou encore trouve dans la musique et l’ivresse les stimulants nécessaires à sa création. (…) [(p175)] la différence entre ces anecdotes orientales et les récits occidentaux est très claire (…) elles expriment « la tentative d’inspiration taoïste pour donner à l’art son sens de révélation de l’Etre par un intermédiaire humain… Dans la mesure où l’art en Chine a toujours cherché à rendre manifeste la Force vitale de la Nature, il est logique qu’il ait été interprété comme la révélation spirituelle de celle-çi » (Fisher) (…) Pour la civilisation qui prit naissance autour du Bassin Méditerranéen le mythe de la création éclipse tout le reste ; en Extrême-Orient, où l’idée d’un dieu créateur appartient peut-être à une strate plus ancienne, l’unité de l’homme et du cosmos, telle que l’enseignait le Taoïsme, est l’élément dominant (…) cet état extatique où le moi de l’artiste échappe à ses limites, où la conscience abandonne ses liens avec la réalité, où l’œuvre est conçue comme l’extension de la personne, concordent avec les dernières découvertes de la psychologie [et le Freudisme – note d’Henri Peyre] « Lorsque Wen Yü K’o peignait des bambous, il ne voyait plus qu’eux, et ne s’apercevait même pas qu’il y avait des gens devant lui ; non seulement les autres devenaient invisibles à ses yeux, mais il perdait également tout sentiment de son propre corps, lequel devenait lui aussi bambou. Il changeait d’être »

« Ce type de relation entre le créateur et sa création détermine fondamentalement ses réactions face au succès ou à l’échec. (…) La rivalité entre artistes apparaît alors comme un motif secondaire (…) le thème de l’artiste décidé à mourir après avoir reconnu son échec se retrouve dans d’innombrables variantes » souvent d’ailleurs pour les architectes (…) La vie intime de l’artiste est irrévocablement solidaire de sa création (…) sa susceptibilité, sa vanité et son arrogance prennent alors une dimension tragique. Elles transforment alors l’artiste en héros sacrificateur

En définitive « les formules biographiques sont donc liées à la vie selon deux modes distincts : elles relatent d’une part des événements stéréotypés mais, d’autre part, elles modèlent par là-même un destin-type pour chaque catégorie professionnelle. L’artiste, en répondant à sa vocation se soumet donc, dans une certaine mesure, au sort qui lui est dévolu. Ce processus d’interaction ne relève pas exclusivement, à l’origine du moins, d’un comportement ou d’une pensée consciente ; il peut s’exprimer, par exemple, chez l’individu par son adhésion à un « code d’éthique professionnelle » (p180) »

[1] « La connaissance des proportions, et la capacité à transcrire la réalité à partir d’une forme intérieure sont les deux qualités permettant le pouvoir créateur ; toutes deux sont les traits distinctifs du divino artista dont la supériorité mentale est toujours admirée aujourd’hui dans les performances que nous avons mentionnées plus haut »


 

 

   

 

 


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