Des grottesques aux grotesques
par
Catherine AUGUSTE
ancienne élève des Beaux-Arts de Paris
désigne et décore des cabinets de curiosités |
" Les grotesques sont
une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l'Antiquité pour
orner des surfaces murales où seules des formes en suspension dans l'air
pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités
monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie
extravagante d'artiste : ils inventaient ces formes en dehors de toute
règle, suspendaient à un fil très fin un poids qu'il ne pouvait
supporter, transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes
d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries
et d'extravagances. Celui qui avait l'imagination la plus folle passait pour
le plus doué "
Giorgio VASARI, De la peinture, Introduction technique, chapitre XIV, vers
1550
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Vasari nous propose ici une
définition des grottesques directement inspirée du texte de Vitruve (De
Architectura) écrit seize siècles plus tôt. Car en effet, les grottesques
sont une tradition artistique remontant à l'Antiquité romaine. L'Italie
sera le point de départ de cette "renaissance" avec la
découverte de décors antiques dans les sous-sols de la Domus Aurea, palais
somptueux de l'empereur Néron à Rome.
Nous sommes à la fin du XVe siècle, époque où le goût pour l'Antiquité
s'est largement aiguisé : les fouilles archéologiques se multiplient, les
artistes recopient les stucs et les sculptures exhumés.
La Domus Aurea est miraculeusement préservée car elle avait été enfouie
rapidement sous les thermes de Trajan au IIe siècle. Le déblaiement est
progressif car volumineux. Les voûtes, puis les murs et enfin les décors
audacieux se révélent peu à peu à la lueur des torches. Les visiteurs se
croient à l'intérieur de grottes d'où le mot "grottesques" pour
désigner ces décors fantasques. Ce terme s'impose au fil du temps avec une
modification orthographique d'importance, liée à l'évolution stylistique
au cours du XVIe siècle : "grottesque" va perdre un "t"
et devenir "grotesque".
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Bernardino Pinturichio
(1454-1513),
chapelle Rovere,
Santa Maria del Popolo,
Rome, vers 1509
Jacques Androuet
du Cerceau,
décor vertical
où se mélangent
des créatures
fantastiques,
des masques et
des êtres hybrides
(1550) |
Une conjonction de
circonstances permet l'entrée en scène et surtout la large diffusion de la
grottesque dans tous les domaines de l'art :
Le retour à Rome au XVe
siècle des papes exilés en Avignon. Ils se trouvent confrontés à une
ville ruinée, démunie de tout prestige artistique et indigne de la
première ville chrétienne. Davantage intéressée par l'art et
l'archéologie que par les questions religieuses (nombre de papes et de
cardinaux qui se sont succédés venaient de grandes familles où l'esprit
humaniste régnait), la cour pontificale commandite les artistes les plus
illustres : Le Pérugin, Ghirlandaio, Signorelli, Botticelli, peu après
Giovanni da Udine et Raphaël. Tous travaillent déjà dans les cours de
Milan, Padoue, Florence, Pise ou Ferrare, véritables centres créatifs et
humanistes.
L'omniprésence des vestiges
antiques à Rome plus que partout ailleurs imprégne profondément la
sensibilité et entraîne sans doute l'émergence d'une unité ornementale.
Déjà le sculpteur Donatello ou le peintre génial Mantegna étaient dotés
d'une véritable formation d'archéologue. C'était dans l'air du temps. On
a d'ailleurs trouvé des graffiti-signatures sur les murs de la Domus Aurea
de Ghirlandaio, de Fillipino Lippi, de Pinturicchio… montrant ainsi leur
intérêt pour ce style ornemental qu'ils ont copié, interprété et
largement diffusé.
Le développement de
l'estampe et de la gravure aide la propagation rapide des motifs à
grottesque copiés ou réinventés. Au tout début du XVIe siècle la
documentation est déjà abondante. On l'utilise pour le report des motifs
dans la peinture murale, la tapisserie, l'orfèvrerie… La plupart des
graveurs italiens ont fréquenté l'illustre Mantegna ou subit l'influence
de Dürer. En France, à la moitié du XVIe siècle, Jacques Androuet du
Cerceau émerge de l'anonymat grâce à François Ier laissant des recueils
de planches d'inspiration italienne et flamande.
L'Europe du XVe siècle, en
" crise existentielle ", penche tantôt vers des idées
d'humanisme tantôt vers un mysticisme exacerbé ; la quête d'une
modernité pointait. Dans cette période si contradictoire, les artistes
répondent à de nouveaux commanditaires enrichis par l'expansion
commerciale et désireux de luxe. Les grottesques dénués d'allusion
religieuse et porteur d'une totale nouveauté répondent à cette volonté
de modernité et de nouvelle aventure.
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Veneziano, gravure réalisée
daprès un modèle dantique
en 1536, Rome, rinceau habité |
Des grottes de la Domus Aurea,
on adopte le terme affectif de " grottesque " pour qualifier un
genre ornemental tout entier redécouvert. Au cours du XVIe siècle le
glissement stylistique des décors transforme l'orthographe en grotesque le
chargeant ainsi du sens de comique, ridicule voire insupportable. La force
du grotesque est de pouvoir englober toutes les formes imaginatives de
l'ornement passant ainsi des fantaisies d'un Pinturicchio aux charmes
légers d'un Raphaël ou à la folie des structures molles d'un Cornelis
Floris d'Anvers. Les influences Nord-Sud sont incessantes par le biais des
gravures et du voyage des artistes conduisant ainsi à une constante
surenchère créative. Les ressources sont donc multiples :
-
bizarreries, drôleries ou
monstres largement présents dans les manuscrits de l'Europe du Nord du
XIVe siècle,
-
rinceaux habités, longues
tiges d'acanthe ou de vigne à l'enroulement infini où fourmille toute
une faune à échelle variable,
-
singeries et chinoiseries
du XVIIe siècle qui marquent le passage à l'arabesque…
Mais deux lois fondamentales,
clairement définies par André Chastel, nous permettent de toujours les
reconnaître :
-
la négation de l'espace,
il s'agit d'un monde sans poids, sans épaisseur articulé selon un
mélange de rigueur et d'inconsistance ; une architecture de la
suspension et du vertige,
-
et le démon du rire
fondé sur le jeu et la combinaison de formes hybrides mi-végétales,
mi-animales ou mi-humaines qui surgissent dans un foisonnement vivant.
Ce sont des formes de la pure imagination où la fantaisie peut aussi se
transformer en folie.
Cornelis Van Bos, Pays-Bas,
1550, détail d'un cortège parodique :l'impuissance à progresser et la
dérision les fêtes de rue. C'est le monde du songe et des chimères. Les
oiseaux des graveurs flamands sont souvent irréels à la différence de
Raphaël qui les traite de façon naturaliste
dans les Loges du Vatican.
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Luca Signorelli,
Chapelle Saint Brice, cathédrale d’Orvieto, 1499-1504 |
Quelques décors peints :
Luca Signorelli (1445-1523), héritier de Piero della Francesca, chapelle
Saint-Brice à la cathédrale d'Orvieto en 1499-1504
Filippino Lippi (1457-1504), chapelle Carafa de l'Eglise de la Minerve de
Rome en 1486-1493 pour les candélabres des pilastres de soubassement,
chapelle Strozzi à Santa Maria Novella de Florence
Bernardino Pinturichio (1454-1513), appartements Borgia au Vatican à Rome,
bibliothèque Piccolomini à la cathédrale de Sienne, l'un des premiers à
pratiquer le décor à grottesque
Raphaël (1483-1520), élève du Pérugin, architecte en chef et surintend
ant des édifices à la cour pontificale, Villa Madame, Loges du Vatican à
Rome ; un des représentants de la grottesque de style " néronien
"
Giovanni da Udine (1487-1561), collaborateur de Raphaël pour les Loges du
Vatican à Rome et de Jules Romain à Mantoue
Le Primatice (1504-1570), installé en France, élève de Jules Romain,
dirige le chantier du château de Fontainebleau après la mort du Rosso
Quelques exemples de planches et recueils :
Nicoletto da Modena et Giovantonio da Brescia, nombreuses planches de
grottesques vers 1500-1515 qui permettront la diffusion par la gravure
Veneziano (Agostino Musi) un des graveurs les plus actifs du début XVIe
siècle, influencé par Dürer, il publie des gravures à grottesques
proches de celles de Giovanni da Udine dans les Loges vaticanes
Jacques Androuet du Cerceau (1510-après 1584), graveur français qui a une
grande influence par ses publications gravées : le recueil des Grandes
Grotesques en 1562 présente des planches décoratives pleines de fantaisies
et baroquisantes
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La Grottesque
André
CHASTEL, Edition Le Promeneur, Paris, 1988
Les Grotesques, les figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la
fin de la Renaissance
Philippe MOREL, Edition Flammarion, Collection Champs,
Paris, 2001
Grotesques
Edition l'Aventurine, Paris, 1996
Grottesques
in L'art décoratif en Europe, Renaissance et Maniérisme
1480-1630, Alain GRUBER, Edition Citadelles & Mazenod, Paris, 1993
L'art Italien
André CHASTEL, Edition Flammarion, Collection Tout l'Art,
Paris, 1995
Domus Aurea, les fresques du palais néronien à travers un album gouaché
du Louvre
Franco Maria Ricci, Edition FMR, 1998
livres sur les
grotesques en vente sur le site
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Article à consulter sur le site
Décor
d'arabesque inspiré de Daniel Hopfer
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