La chaise rouge et bleue de gerrit rietveld

catherine auguste
par Catherine Auguste
ancienne élève
des Beaux-Arts de Paris
designe et décore des cabinets de curiosités

 

 

 

La scène internationale et le mouvement De Stijl

 

Les mouvements d’avant-garde

Dès les années 1910, des mouvements d’avant-gardes européens s’engagent dans une recherche nouvelle des formes et des fonctions. Comment vit-on l’espace ? Objets industriels et objets esthétiques sont-ils si opposés ? Pour ces avant-gardistes, l’art est dans la vie. Il faut puiser dans les objets de la vie quotidienne qui sont des sources d’émotion, renouveler radicalement leurs formes du fait d’un nouveau rapport du corps à son environnement. Les champs d’application sont vastes : peinture, poésie, mobilier, architecture, arts appliqués, ceci montrant l’étendue d’un nouvel idéal.

On voit ainsi apparaître presque simultanément des réflexions de fond sur le design, sur la représentation et la fonction de l’objet dans des mouvements aussi différents que les peintres cubistes en France qui proposent un « nouvel alphabet » du réel, les constructivistes russes qui forment des artistes-constructeurs pour l’industrie, le mouvement dada qui crée de l’anti-art ou les plasticiens du groupe hollandais De Stijl d’où la chaise rouge et bleue de Gerrit Rietveld émergea.

 

 


Première version : prototype de la chaise en hêtre
87x60x60cm (en 1918)


La chaise dans sa forme peinte la plus répandue :
la version colorée date de 1924

 

 

De Stijl

Le premier numéro de la revue d’avant-garde De Stijl, créée par les peintres Piet Mondrian et Theo Van Doesburg, paraît en octobre 1917. Mondrian y publie ses théories à savoir que l’art est un moyen aussi exact que les mathématiques d’atteindre l’état d’harmonie idéal. L’œuvre doit être intégrée dans toutes les disciplines et conçue comme une synthèse des arts plastiques.

Le Stijl (« style » en français) ne fut jamais limité à un genre artistique si bien que peintres, architectes, designers, poètes… vinrent rejoindre ce premier groupe. Le Stijl était avant tout un forum, un esprit collectif et non un groupe formel, fixe et homogène comme fut le Bauhaus.

Les conceptions du Stijl reposent sur des principes d’adjonction et d’opposition de formes fondamentales que sont le carré ou le rectangle. On ne fait que suggérer les limites car les lignes qui délimitent les formes, peuvent continuer au-delà de ce qu’elles contiennent. La tension s’engage dans ce jeu raffiné des surfaces et des lignes.

De la forme élémentaire, accessible à tous, on joue sur les premiers plans et les fonds par un jeu de couleurs. Ces couleurs, choisies dans un répertoire peu étendu, permettent de dissimuler ou de faire apparaître les formes. Le rapport entre surfaces et couleurs introduit le jeu des contrepoids et de l’équilibre.

Theo Van Doesburg prône ainsi « l’usage exclusif de l’angle droit en position horizontale, verticale et des trois couleurs primaires auxquelles se joignent les non-couleurs : blanc, noir et gris ».

Le mouvement du Stijl revendique ainsi l’élémentarisme, c’est-à-dire l’emploi minimal d’éléments, de formes simples qui permettent de communiquer au monde des vérités universelles. Cette géométrie radicale s’inscrit entre purisme et mysticisme.

Voyons comment la chaise rouge et bleue de Rietveld, accueillie comme un cas exemplaire de création, était une utopie concrète des idées du Stijl.

 

Histoire et principes de la chaise rouge et bleue

 


La chaise est construite à partir
de 13 morceaux de bois équarris


L’assemblage du piétement par chevilles
de bois invisibles de l'extérieur

 

 

Des matériaux standard comme premier principe

Dans sa variante la plus répandue, la chaise rouge et bleue a une hauteur de 88 cm.
Elle est réalisée à partir de 13 morceaux de bois équarri de même section, deux accoudoirs, un dossier et une assise. Touts les morceaux étaient achetés dans des mesures standard puis coupés à la machine.

Une construction simple comme deuxième principe

Le procédé de fabrication se veut rationnel et simple : des barreaux posés les uns sur les autres ou juxtaposés symétriquement puis fixés par des chevilles de bois. L’assemblage par boulon est destiné aux seules planches du dossier et de l’assise soumises à de fortes charges.
Rietveld démontre ainsi que la construction détermine la forme externe, la fonction, autrement dit la technique et l’esthétique sont au même plan.

Contrairement à une opinion répandue, cette chaise est un pur produit artisanal et n’a jamais été conçue selon une grille modulaire. Les multiples transformations de Rietveld pendant les sept années qui séparent les premiers essais de la version colorée finale nous montrent que la chaise a davantage existé en tant que concept que d’objet.

Rietveld songeait à une production industrielle de la chaise qui ne vit pas le jour. Elle resta une succession de pièces uniques.

En quoi est-elle une chaise de De Stijl

1/ Une réalité réduite à une représentation purement géométrique de lignes et de surfaces.
Comme Mondrian, Rietveld propose un langage rigoureux, proche de formules mathématiques où surfaces et lignes constituent les données fixes et le mode d’entrelacement la variable de la formule.
Dans la chaise rouge et bleue, toutes les parties sont nettement enchevêtrées, les barreaux du piétement dépassent au-delà de leur utilité proposant un espace nullement limité. Il en est de même des lignes noires de la peinture de Mondrian qui semblent se prolonger au-delà du cadre, jouant ainsi sur le contraste ouverture-fermeture de l’espace.

2/ La couleur enrobe la chaise en accord avec la construction.
Conçue initialement en bois naturel, la chaise prend sa forme définitive colorée en 1924 sous l’impulsion d’un compagnon d’atelier. Rietveld utilise la palette des primaires de Mondrian, inscrivant sa chaise plus parfaitement dans le langage de l’entrelacement et des projections dans l’espace propres à De Stijl :
- le noir pour les barreaux comme Mondrian avec ses lignes noires de délimitation.
- les couleurs primaires rouge massif et bleu lourd pour les surfaces principales du dossier et de l’assise ; le jaune soulignant les extrémités des barreaux et mettant ainsi en valeur toutes les surfaces.

La chaise devenue rouge et bleue se présente alors comme une transposition en trois dimensions de la peinture de Mondrian.

 

 


Gerrit Rietveld, la chaise rouge et bleue


Piet Mondrian, Composition 1929, huile sur toile

 

 

 

 

 

 

 

 



La chaise vue de profil et l’inclinaison de l’assise
et du dossier

 

Une chaise confortable ? Une belle chaise ?

1/ Une belle chaise : géométrie anguleuse et pure ?
Rietveld utilise une grammaire séduisante des lignes :
- un empilement de verticalité et d’horizontalité pour les barreaux, soit une géométrie facile à comprendre,
- au sein duquel le dossier et l’assise semblent en équilibre précaire, c’est-à-dire la création d’un monde légèrement décalé.
Et nous restons étonné par le « Comment tout cela peut-il tenir ? ».

D’autre part, la peinture permet de contredire efficacement l’effet compact de la chaise tout en rappelant bien la fonction : le dossier et l’assise sont parfaitement visibles tandis que le noir « dissimule » les barreaux.
Géométrie et couleur sont en parfaite adéquation : une chaise bien pensée.

2/ Y-a-t-il une idée de confort ?

Les caractéristiques ergonomiques de la chaise laissent présumer l’idée de confort :
- un dossier incliné à 25° par rapport à la verticale,
- une assise inclinée à près de 10° par rapport à l’horizontale.

La présence d’accoudoirs placés à plus de 20 cm de l’assise, la profondeur et la largeur du siège et le fait que ce dernier soit assez bas (moins de 40 cm) font que l’on se trouve davantage en présence d’un fauteuil que d’une chaise.
Les côtes ergonomiques des largeur, profondeur et inclinaison révèlent que Rietveld se souciait d’une bonne assise. On imagine d’ailleurs mieux l’idée de fauteuil à laquelle Rietveld devait penser, quand on voit les panneaux verticaux au droit des accoudoirs de la première version bois. Panneaux qu’il supprimera dans les versions postérieures plus radicales.

Ces particularités ergonomiques, premières bases du confort, sont-elles suffisantes à l’appréciation du confort par les corps ?

L’histoire du siège est révélatrice de la recherche de confort pour le corps : on s’est d’abord isolé du sol par le siège, puis on a ajouté couvertures, coussins ou rembourrages de diverses mousses. On a exploré divers matériaux qui pouvaient épouser le dos et le maintenir.
Le dossier et l’assise de la chaise rouge et bleue se résument à deux plans de bois parfaitement droits : aucun moulage, aucune incurvation. Le dos reste en tension.

Les propos de Rietveld concordent avec cette idée de tension et nous révèlent son souci de garder la « conscience en éveil » : on ne s’effondre pas, on ne s’endort sur une chaise. Le mental et le physique doivent rester toniques. Dans cette optique, la chaise rouge et bleue répond parfaitement à la définition qu’il nous fait de l’état de veille de la conscience : des caractéristiques ergonomiques idéales (on pourrait être assis sur un fauteuil) mais des matériaux durs et sans forme moulante (on est dans la tension d’une chaise).

3/ Plus qu’un meuble, n’est-ce pas une vision purement plastique ?
Comme nous l’avons vu, la chaise rouge et bleue a eu une longue histoire depuis le premier modèle conçu en bois naturel et ses variantes aujourd’hui présentes dans le commerce. Elle n’a jamais été produite industriellement. Cela laisse penser que plus qu’un meuble destiné au marché des consommateurs, elle fut un champ exploratoire autour des idées : de confort, du faire soi-même grâce à un montage à priori facile, d’expressions esthétiques à partir de formes élémentaires. La chaise rouge et bleue ne fut-elle pas l’utopie d’une création parfaite et totale.

 

Biographie de Gerrit Thomas Rietveld

 

1888, naissance de Gerrit Thomas Rietveld à Utrecht. Il quitte très tôt l’école pour travailler dans l’atelier d’ébénisterie de son père à Utrecht.

Au début des années 1910, il suit des cours du soir d’architecture et design de Klaarhamer. Il y construit des meubles selon les méthodes de construction de Klaarhamer : entrelacement des surfaces, construction stable et simplicité des matériaux.
Rietveld s’unit rapidement au groupe hollandais De Stijl.

1917, il met au point son premier spécimen de chaise avant qu’elle ne soit peinte. Rietveld procéda à de nombreuses modifications si bien que les exemplaires sortis de son atelier divergent par son matériau ou ses dimensions mais tous sont « frères ».

1923, la chaise rouge et bleue prend sa forme définitive ainsi que ses couleurs sous l’impulsion du peintre Bart Van Der Leck qui travaille dans le même atelier.

1924, commande et construction d’une maison à Utrecht pour Madame Schröder. Cette maison sera appelée maison Rietveld-Schröder du fait de l’étroite collaboration entre l’architecte et la cliente.

Années 1920, Rietveld crée plusieurs meubles selon le principe de l’entrelacement des surfaces : la chaise haute, la chaise militaire, la chaise de Berlin, la table basse, le buffet…

1934, création de la chaise Zig-Zag.

Années 1950, plusieurs projets d’architecture : la Stoop House (1951), le pavillon d’architecture de Soonbeek (1954) et l’usine textile Ploeg (1956).

1964, Gerrit Thomas Rietveld meurt à Utrecht.


Gerrit Rietveld et ses employés devant son atelier
dans la Adriaan van Ostadelaan à Utrecht (vers 1918)
Rietveld est assis sur le prototype de la chaise

 

 A lire

 


How to Construct Rietveld Furniture
de Peter Drijver, Editions Thoth Uitgeverij, 2001, 128 pages (néerlandais et anglais)
 


Gerrit Rietveld
de Ida van Zijl, Editions Phaidon, 2010, 240 pages

De Stijl
De Stijl, 1917-1931
de Carsten-Peter Warncke
Edition Taschen, 2003, 216 pages

 

 

   

 

 


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