Carlo Bugatti (1856-1940), un créateur éclectique
par Catherine Auguste
ancienne élève
des Beaux-Arts de Paris
designe et décore des cabinets de curiosités |
Carlo Bugatti reçoit le grand prix du
jury pour son salon de jeu et de conversation présenté à
l’Exposition Internationale d’Art décoratif moderne de Turin
en 1902.
Il est souvent appelé le salon de l’escargot du fait de son
organisation concentrique dans le point final est une petite
table ronde et 4 chaises ; aux murs de grands disques de
cuivre repoussé, au-dessous des canapés recouverts de toile
tissée de dessins géométriques dont l’un d’entre eux se
termine en tête stylisée d’escargot. Ce salon se rattache au
courant d’Art Nouveau par ses lignes et ses références au
monde naturel, ici la coquille d’escargot. Carlo Bugatti
expose ici tout son goût pour les formes abstraites de
l’ovale et de l’ellipse.
|
De ses débuts à son triomphe
La chaise, gainée de parchemin peint
d’insectes stylisés, s’orne d’un disque en cuivre repoussé
sur son dossier ; elle fait partie du salon de jeu et de la
conversation,
nommé salon de l’escargot.
hauteur 97cm
voir la fiche commentée du
Musée d’Orsay
|
Carlo Bugatti est né à Milan en 1856 d’un père
sculpteur sur bois et pierre, renommé pour ses cheminées
monumentales. Il bénéficie ainsi d’une double formation, artisanale
par son père et puis artistique en s’inscrivant en 1875 à l’Académie
de Brera où il manifeste un intérêt particulier pour l’architecture.
Son désir de mener à bien ses propres projets le conduit à acquérir
la pratique de l’ébénisterie auprès de Mentasti, ébéniste milanais,
chez qui il se forme mais aussi collabore aux projets de Mentasti
jusqu’à l’ouverture de son propre atelier vers 1880.
Les commandes arrivent rapidement et dès lors
Carlo Bugatti participe aux grandes expositions européennes qui lui
apporteront la notoriété :
1888, il touche les milieux britanniques
aristocratiques suite à l’Exposition Italienne de Londres,
1898, à l’Exposition Nationale de Turin il
remporte un grand succès dans son propre pays,
1900, l’Exposition universelle de Paris lui
consacre une médaille d’argent,
1902, à l’Exposition internationale d’Art
Décoratif de Turin, il suscite l’étonnement et il se voit décerner
un Grand Prix.
Dès 1900, Carlo Bugatti séjourne de plus en
plus à Paris où il monte un atelier. Il finit par s’y installer
définitivement en 1904, laissant ses modèles de mobilier et
l’atelier de Milan à l’un de ses collaborateurs nommé De Vecchi.
Bugatti va s’intéresser davantage à la
sculpture et surtout à l’orfèvrerie dans son atelier parisien. Il
travaille l’argent pour des services de table dans les formes pures
de l’ellipse tempérées par une faune stylisée.
En 1910, Bugatti s’installe à Pierrefonds
(Oise), sa femme, de santé fragile, ne supportant pas l’air confiné
de Paris. Il devient maire de Pierrefonds pendant la Première Guerre
Mondiale.
Carlo Bugatti meurt en 1940 en Alsace au
château de Dorlisheim, domicile de son fils Ettore, le constructeur
automobile.
|
Peinture et motifs décoratifs chez Bugatti
approche mauresque
La chaise à bouclier suspendu se
présente comme une architecture d’inspiration orientale ; la courbe du pied
antérieur évoque un cimeterre tandis que le disque de cuivre repoussé, un
bouclier.
100x38x42 cm, vers 1880-1890, bois, incrustations
métalliques, cuivre repoussé et parchemin |
Dès le début de sa production, Carlo Bugatti
intègre le décor et la peinture. En cette fin du XIXe siècle, il n’y
a rien d’étonnant : beaucoup d’ateliers d’ébénisterie reproduisent
des meubles en imitation de laque et au vernis Martin. Le décorateur
Louis Majorelle orne ses meubles de marqueterie florale parfois même
s’adresse-t-il à des peintres pour décorer son mobilier de style
Louis XV. Le motif ornemental est donc bien présent dans la
production internationale des arts décoratifs du mouvement Art
Nouveau dans lequel baigne Carlo Bugatti.
Deux répertoires se succèdent dans le travail
de Carlo Bugatti :
-
une approche géométrique surtout représentée par un style
mauresque visible dans ses premières productions ; les cercles et
les arcatures occupent une place dominante ; les médaillons en
cuivre repoussé présentent des motifs concentriques et rayonnants ;
les incrustations de bois ou de nacre s’organisent en triangles
répétitifs et parfois emboîtés.
-
une approche naturaliste ; l’inspiration décorative de la fin
du XIXe siècle est essentiellement dominée par le monde végétal :
les artistes cherchent à revenir aux sources, à retrouver l’origine
des lignes par l’observation des plantes les plus simples, à
dessiner les formes originelles de la nature pour insuffler un
nouvel air dans les arts décoratifs appauvris par tant de
répétition. De son temps, Carlo Bugatti redessine les fleurs et les
insectes (mouche, libellule, moustique, papillon) sous un mode
stylisé ; son monde naturel prend dès le début des années 1900 des
formes abstraites.
Les compositions de motifs sont d’abord peintes
sur bois ou agencées sous forme d’incrustations de bois, de laiton
parfois de nacre mais rarement d’ivoire. Puis le parchemin décoré de
motifs peints devient l’association de référence de Bugatti en
quelque sorte sa griffe.
|
Des meubles architecturaux
une construction architecturale
Ce miroir avec console est un exemple
de meuble composite :
un miroir au centre,
une console supérieure
et une petite étagère inférieure disposée de façon
asymétrique.
Les sources d’inspiration sont multiples : mauresque par son
architecture, japonisante par ses motifs asymétriques de végétaux et
d’oiseaux.
110x100x35cm,
vers 1890-1895, bois noirci, incrustations, parchemin, houppes de soie |
Variétés de techniques
Le mobilier de Carlo Bugatti rassemble une
diversité de techniques vouées à l’embellissement. Sur un seul
meuble on peut trouve ainsi :
- le gainage de parchemin ; la technique du collage du parchemin
qu’il élabore, lui évite les relâchements dus au collage de la peau
(matière « élastique » une fois mouillée) et les contractions du
séchage. Maître incontesté du gainage de parchemin, il n’hésite pas
à recouvrir les formes les plus aventureuses,
- les incrustations de laiton, de bois variés, d’étain, parfois de
nacre et d’ivoire,
- les suspensions de passementeries de soie,
- le tournage du bois pour la réalisation de colonnettes ou de
pignons,
- le décor de disques en métal repoussé ou martelé comme le cuivre
ou l’étain,
- le travail du métal en bronze pour les poignées ou les sabots qui
prennent volontiers la forme d’insectes,
- la peinture sur parchemin ou sur bois
- les garnitures en cuir pour les sièges.
Le noyer est souvent utilisé pour le bâti du
meuble ; parfois Bugatti double d’un bois blanc s’il y a nécessité
de renforcer. Ce dernier est alors soit noirci soit teinté dans une
tonalité noyer. Le contraste noir-clair est une récurrence dans le
langage de Bugatti. Il joue de ces transitions tonales en associant
le parchemin, peau assez blanche, au noyer ou au bois teinté.
L’assemblage se fait à tenons et mortaises mais
certaines parties légères ont pu être collées.
Les formes : des constructions architecturales
Les meubles de Bugatti d’inspiration mauresque
(avant 1900) sont révélateurs de ses premières études d’architecte.
De nombreuses pièces empruntent des éléments du répertoire
monumental comme les colonnes ou les minarets. Les formes sont
puissantes et l’abondance des matériaux allège la structure car tous
participent à une ornementation délicate faite d’incrustations ou de
motifs peints. Un meuble regroupe parfois plusieurs fonctions comme
le miroir-console : un miroir occupe la forme circulaire centrale,
une tablette supérieure tient lieu de console tandis qu’un
décrochement inférieur fait office de petite étagère.
Après 1902, année où il expose le salon du jeu
et de la conversation à l’Exposition Internationale d’Art décoratif
de Turin, Bugatti s’oriente vers un travail plus dépouillé et des
courbes douces qui trahissent l’influence de l’Art Nouveau : la
chaise du salon du jeu, est conçue comme une ligne fluide et
interrompue où le décor d’insectes stylisés fusionne avec la forme.
Le meuble devient sculpture et s’insère dans l’ensemble cohérent
d’un salon, d’une chambre ou d’un bureau.
C’est à ce moment que Bugatti laisse son
atelier milanais de fabrication de mobilier à l’un de ses
collaborateurs pour s’installer à Paris où il s’intéresse à la
sculpture et à l’orfèvrerie. La ligne courbe continue comme
l’arabesque et l’ellipse agrémentée d’une faune stylisée inspirent
désormais ses meubles et son travail d’orfèvrerie.
|
Un décorateur éclectique
Etude de motif
décoratif de Carlo Bugatti, l’insecte prend des formes
abstraites
mine de plomb, plume et encre sur papier chamois fort,
54,5x25cm, Paris, Musée d'Orsay
lien vers le
musée d'Orsay et les oeuvres de Bugatti |
La production de Carlo Bugatti montre un esprit
inventif et éclectique :
- par l’étendue de ses créations : meubles en
tous genres : salon, chambre, bureau de dame, cabinet, siège,
canapé, miroir, tabouret…il va jusqu’à mettre au point une guitare
de près de 1.5 m de haut disposée sur trois pieds.
- par le mariage des matériaux (bois, cuivre, parchemin, bronze…).
- par l’élaboration d’un style unique, mélange fantaisiste de
références.
Ainsi on qualifie le mobilier de Carlo de
Bugatti de mauresque du fait de l’importance donnée aux arcatures et
aux incrustations géométriques, parfois aussi de japonisante lorsque
la composition du décor peint ou la construction de la forme restent
asymétriques, mais aussi algérienne par la présence des médaillons
en métal repoussé.
Bugatti rassemble de multiples sources
d’inspiration qui lui permettent de construire un style unique,
plein de fantaisie et d‘imagination. Il s’investit avec liberté dans
le meuble construction et dans l’assemblage inattendu de matériaux
luxueux. Il mélange le répertoire géométrique d’Afrique du Nord et
le naturalisme dépouillé d’Asie. Plus qu’une recherche approfondie
des cultures, le mobilier de Carlo Bugatti révèle un décorateur
ayant une joyeuse capacité à s’imprégner et à revisiter les genres.
|
Bibliographie
|
Carlo Bugatti au Musée d’Orsay
de Marie-Madeleine Massé, RMN, catalogue de l’exposition 2001
Carlo Bugatti a marqué de son empreinte le monde florissant de l'art
nouveau. Dessinateur, artiste "industriel", architecte, décorateur,
orfèvre, sculpteur. Bugatti a, toute son existence, de Milan à
Paris, pris à bras-le-corps ce qu'il entreprenait. Au premier chef,
le mobilier, comme en témoigne cet ouvrage riche de près de cinq
cents documents photographiques. Il emprunte à l'Orient ses détails
architecturaux et ses motifs ornementaux, travaille sur la géométrie
des formes, les compositions asymétriques, les matériaux nobles
(bois, parchemin, cuivre martelé, incrustations d'ivoire, étain et
laiton). Son sens inné de la décoration trouvera une nouvelle
expression dans les pièces d'argenterie et de bronze. Plus sculpteur
qu'orfèvre, Bugatti s'épanouit dans la fantaisie créatrice, un
humour qu'il inscrit dans chacun de ses plâtres, chacune de ses
œuvres. Un ouvrage-hommage, qui rend compte à la fois d'une vie et
d'un fonds exceptionnel, celui du Musée d'Orsay.
Carlo Bugatti
de Marie-Madeleine Massé, RMN, 72 pages, 2001
Eclectique, anticonformiste, Carlo Bugatti
article de Philipe Thiébaut, conservateur en chef du musée d’Orsay,
in L’estampille/L’objet d’art n° 358, mai 2001 pp 42-51
|
|